Coupable ou innocent à tout prix Affaire Tangorre

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La premième reconstitution du trajet de Marseille au Mas de Boulbon

Note: dans le texte qui suit, l'auteur substitue volontairement les noms des américaines

    Pour l'instant, l'enquête bute sur l'itinéraire suivi par la voiture de l'agresseur tel que le décrivent Jessica et Marilyn.

    «Le cas parfait du crime possible», ainsi que l'a défini Me Vidal-Naquet qui demande une reconstitution immédiate du trajet.

    Réduire le temps de ce trajet, le faire rentrer dans des normes acceptables, c'est ce que vont s'efforcer de réaliser les gendarmes et les plaignantes, au cours de la reconstitution qui se déroule le 4 novembre, après la première confrontation avec Luc Tangorre. Elle aura lieu avec une voiture de la gendarmerie du même modèle que celle de l'inculpé.

    A partir de là, changement de décor, on nous projette un autre film.

    Les gendarmes conduisent donc les victimes à Marseille jusqu'au boulevard Françoise-Duparc, à la sortie de l'autoroute de l'Est, où l'automobiliste, qui les ramenait de Toulon en stop, les a déposées le 23 mai.

    — Il était 17 h 45, «d'après leurs dires», notent les enquêteurs qui tiennent à préciser que ce bouleversement d'horaire n'est pas de leur fait.

    Dans leur première déclaration, les plaignantes situaient leur arrivée à Marseille aux environs de 19 heures.

    Le véhicule prend la direction de Lyon, non par la nationale mais par l'autoroute qui, il est vrai, n'est pas payante sur cette section.

    A la station-service de Berre, le Relais des chasseurs, les filles, au premier coup d'oeil, reconnaissent l'endroit où leur agresseur s'est arrêté, le 23 mai, pour faire le plein.

    Et l'on continue.

Arles    — Voyant le panneau indiquant: Arles, elles nous invitent «sans conviction» à prendre cette direction. Il s'avère rapidement qu'elles ne reconnaissent plus l'itinéraire emprunté. Arrivés à Arles, elles sont formelles: elles ne sont jamais passées par cette ville.

    A partir de là, les gendarmes arrêtent le chronomètre. Le temps du trajet indiqué par les plaignantes est déjà dépassé, bien que la voiture de gendarmerie ait roulé pendant trente kilomètres sur l'autoroute. On gagne Avignon où il reste encore un point à préciser. Dans sa première audition Jessica déclare:

    — Il a voulu passer par Avignon, car il a dit que c'était moins cher. Il n'y avait pas de péage. J'ai reconnu Avignon. Nous sommes passés devant le palais des Papes.

    Or, pour «passer devant le palais des Papes», il faut traverser la vieille ville et ses rues étroites, ce qui, dans la circulation d'un lundi de Pentecôte, doit prendre entre quinze et trente minutes.

    On en restera là.

    — Pressés par l'heure de départ du train des victimes, il ne nous a pas été possible de refaire un autre trajet, concluent les gendarmes.

    Malgré le gain d'une heure, permis dès le départ par «l'évolution» du témoignage de Marilyn, il n'est toujours pas possible d'effectuer le trajet en une heure trente-cinq minutes, selon les premières déclarations des plaignantes.

    Voilà le dossier dans une impasse. Il est évident que, sans cohérence entre le trajet et l'horaire, l'accusation perd de sa crédibilité. Le magistrat le sait bien. Il ne pourra pas retenir longtemps Tangorre en prison s'il ne parvient pas à faire rentrer les faits dans l'horaire.

Roger Colombani - Les ombres d'un dossier



La deuxième reconstitution

Note: dans le texte qui suit, l'auteur substitue volontairement les noms des américaines

    Le magistrat doit procéder à une deuxième reconstitution du trajet. Il va soigneusement la préparer et faire en sorte que, désormais, l'emploi du temps des plaignantes soit crédible.

    La date est fixée au dimanche 19 février 1989, mai: d'abord il faut réaménager le parcours.

    On peut imaginer que les plaignantes qui ne sont pas françaises connaissent mal la région. N'ont-elles pas déjà dit aux gendarmes, au cours de la première reconstitution, qu'elles n'étaient jamais passées par Arles? Elles ont vraisemblablement été abusées par les panneaux routiers. Voyant le chauffeur s'engager sur une route dont la signalisation indiquait : Arles, elles ont cru y aller, mais elles ont bien vu, lors de la reconstitution, qu'elles s'étaient trompées. C'est le point de vue que va adopter le juge. En revanche, il est impossible d'éviter Avignon. Jessica en a parlé avec trop de précision.

Les remparts d'Avignon    Au cours de la reconstitution, Jessica et Marilyn ont confirmé qu'elles étaient passées par Avignon. Elles se souviennent «d'avoir longé les remparts» ainsi que le «palais des Papes». Le juge pense néanmoins qu'on peut faire l'économie d'un peu de temps si, au lieu de «passer devant le palais des Papes» ou de «le longer», on le voit de loin: du pont de l'Europe, par exemple, d'où l'on découvre une vue générale sur la vieille ville et sur le palais, ou bien en suivant les remparts mais en direction d'Orange, dans le sens opposé à la route de Nîmes. Il faudra encore supposer que les jeunes filles ont considéré qu'elles passaient devant le palais des Papes alors qu'elles le regardaient de loin. Pourquoi pas?

    On peut aussi envisager que Jessica, qui, dans cette partie de sa première audition, parlait en français, s'est mal exprimée. C'est un peu tiré par les cheveux, d'autant qu'on se demande pourquoi l'homme aurait proposé aux deux Américaines de leur faire visiter le palais des Papes s'ils n'avaient fait que passer en longeant les murs, à plusieurs centaines de mètres du monument, mais enfin...

    Par ailleurs, le juge envisage de faire une reconstitution globale: on partira de la rue Sainte-Cécile où habitent les Tangorre, et on y reviendra après avoir effectué le périple supposé de l'inculpé au soir du 23 mai.

    Le plan de la reconstitution prévoit de suivre l'autoroute dans sa partie gratuite, puis de gagner Avignon, en évitant Arles, et sans pénétrer dans la ville pour passer devant le palais des Papes.

    Quatre véhicules formeront le cortège: le premier sera une 4 L de la gendarmerie et non la voiture de Tangorre, comme celui-ci l'a demandé. Quatre personnes y prendront place, le juge, la greffière, l'adjudant-chef Vinials qui commande la brigade des recherches et l'adjudant Bernon, préposé au chronométrage. Dans le deuxième véhicule se trouveront Luc Tangorre et l'escorte de gendarmes. Le troisième sera celui de Me Vidal-Naquet, le quatrième, la voiture de Me Cuttulic-Jouaen, partie civile, ses deux clientes étant aux Etats- Unis.

    Première halte dans la pommeraie. Le juge constate que la visibilité n'est pas la même que le 23 mai. Les arbres sont taillés et ne portent pas de feuilles. Les branches raient la peinture de la 4 L des gendarmes. On mesure. L'allée est assez large, deux mètres quarante, la largeur de la 4 L est de un mètre quarante et un (selon les victimes, la proximité des arbres interdisait l'ouverture des portières et donc toute tentative de fuite).

    Et maintenant, en route pour Marseille!

    Avant de partir, et pour répondre d'avance aux objections que ne manquera pas de lui faire la défense sur l'objectivité de cette reconstitution, le juge Lernould précise que ce dimanche 19 février a été choisi parce qu'il s'agit d'un jour férié qui marque la fin des congés scolaires dans l'académie d'Aix-en-Provence.

    Il explique par ailleurs que la 4 L de la gendarmerie qui est utilisée a été mise en circulation en 1982 et que son compteur indique une distance parcourue de quatre-vingt-quatorze mille trois cent soixante et onze kilomètres.

    — Pourquoi ne pas avoir pris la voiture de Tangorre qui est stationnée devant la cour de la gendarmerie? demande Me Vidal-Naquet.

    — Parce qu'elle n'était pas en état de rouler. Ses pneus étaient dégonflés et il fallait mettre de l'huile dans le moteur.

    Et le juge ajoute que, tenant compte des déclarations des plaignantes et des indications de Mme Tichané, ancienne propriétaire de la 4 L de Tangorre, la vitesse maximale de cent kilomètres à l'heure ne sera pas dépassée. Il estime qu'ainsi la défense bénéficiera de toutes les garanties souhaitables.

    Un saut jusqu'aux Jonquilles où habita la famille Tangorre, le temps de prendre quelques photos de la façade avec la cabine téléphonique installée à l'entrée, puis on repart, direction Marseille, où l'on arrive, une heure trente-huit minutes plus tard, rue Sainte-Cécile.

    Nouveau départ pour reconstituer cette fois le parcours qu'aurait pu emprunter Tangorre pour se rendre jusqu'à la station de bus de Montolivet où il aurait pris les deux jeunes filles en stop et quitté Marseille avec elles.

    Deux autocars suivent le cortège. Ils ont été loués par des journalistes pour assister à la reconstitution. L'itinéraire fixé par le juge prévoit de suivre l'autoroute dans sa section gratuite jusqu'à la sortie Rognac-Berre et, de là, de rejoindre la nationale 113 en direction d'Avignon.

    Scrupuleux, le juge Lernould mentionne que la 4 L des gendarmes a atteint une vitesse maximale de cent quinze kilomètres à l'heure sur une section d'autoroute en pente d'environ trois kilomètres à proximité de l'aéroport de Marignane. Nul doute que le cortège roule à bonne allure car, au premier chronométrage, à hauteur de la station-service de Berre, le Relais des chasseurs, que les plaignantes ont reconnue lors de la première reconstitution, on s'aperçoit qu'on a couvert les trente-neuf kilomètres du parcours en vingt-six minutes alors que, le 4 novembre, il en avait fallu quarante.

    On continue jusqu'à Salon puis, par la nationale 538, on rejoint la nationale 7 à Sénas et on la suit jusqu'à Avignon. A l'entrée de la cité des Papes, la circulation est ralentie. Il y a une heure vingt-trois minutes que le cortège a quitté la gare de bus de Montolivet. La 4 L des gendarmes longe les remparts et franchit le Rhône par le pont de l'Europe «d'où nous apercevons très distinctement le palais des Papes mentionné par la partie civile», note le juge.

    Le trajet Avignon-Nîmes se fait sans histoire. On s'arrête pour prendre de l'essence et on décompte huit minutes, puis arrivés à Nîmes on s'engage sur le chemin du Pont-des-Isles qui est obstrué. Les enquêteurs sont pourtant venus la veille repérer le parcours. Les véhicules devront faire une marche arrière de trois cents mètres. On a arrêté les chronos, on les redéclenche et on arrive enfin.

    Le chronométrage indique un temps de deux heures vingt minutes auquel on ajoute cinq minutes, le temps évalué pour faire le plein d'essence au Relais des chasseurs. Le juge n'explique pas pourquoi il a évalué à cinq minutes une halte à la station-service alors qu'une opération identique, mais réelle celle-là, a pris huit minutes, ainsi qu'il l'a noté dans son procès-verbal. Pour le reste des calculs, on sent qu'on a essayé, dans la mesure du possible, de faire dire aux chiffres ce qu'on attendait d'eux.

    Dans la première audition, Jessica déclare:

    — Nous sommes arrivées [à Marseille] vers 19 heures.

    Les deux Américaines ajoutent avoir ensuite marché pendant vingt minutes, à la recherche d'une cabine téléphonique, avant d'être prises en stop.

    Au cours de la première reconstitution, elles rectifient: elles ont été déposées, affirment-elles, à la sortie de l'autoroute de Toulon, au carrefour du boulevard Françoise-Duparc et de la rue de la Blancarde: «Il était 17 h 45 environ.» Une heure et quart en moins, c'est trop.

    Le juge Lernould doit établir un autre horaire.

    — Il peut être raisonnablement retenu que le départ de La Seyne s'est effectué à 17 h 30.

    Soixante et un kilomètres séparant La Seyne de Marseille, le juge calcule que les deux auto-stoppeuses ont pu rejoindre Marseille en une demi-heure, trois quarts d'heure, soit entre 18 heures et 18 h 15.

    C'est oublier que l'autoroute ne passe pas à La Seyne mais à plusieurs kilomètres de cette ville et que les plaignantes déclarent qu'elles ont été prises en stop à la sortie de Toulon, qui est à sept kilomètres de La Seyne. Enfin, au soir d'un lundi de Pentecôte, à ces heures-là, les Marseillais revenant de la côte devaient être nombreux et la circulation sur l'autoroute n'était certainement pas fluide. Les trois quarts d'heure maximum retenus par le magistrat pour rejoindre Marseille paraissent de ce fait très optimistes!

    A partir de là, tout est décalé. Selon le juge Lernould, les Américaines ont été prises en stop entre 18 h 20 et 18 h 35. Si l'on en croit Jessica, cette scène s'est déroulée une heure plus tard, autour de 19 h 20. C'est ce que la jeune fille déclare aux gendarmes quelques heures seulement après les faits. Ce temps gagné arrange bien l'accusation parce qu'il permet de retomber ensuite d'accord avec les déclarations des victimes. Arrivée à la pommeraie entre 20 h 45 et 21 heures, note le juge, entre 20 h 30 et 21 heures, a déclaré Jessica.

    Il n'est pas aisé de définir la durée exacte des viols dans la 4 L. Les plaignantes la situent entre la fin du jour et la nuit. De quarante à cinquante minutes, selon le juge, qui estime que, « dans de telles circonstances, la frontière entre le temps réel et le temps psychologique est difficilement discernable ».

    Voilà une affaire réglée pour le magistrat instructeur, mais cette journée l'a conduit à procéder à d'autres vérifications. Tangorre, toujours coupable, il était intéressant de savoir pendant combien de temps il avait été absent de chez ses parents au cours de la soirée de ce lundi de Pentecôte.

    Une simple addition suffit. Le temps qu'a mis la 4 L pour aller à Marseille et pour en revenir, plus celui de commettre les agressions, on obtient une moyenne de cinq heures. S'il a quitté la rue Sainte-Cécile vers 18 heures, il a pu revenir vers 23 heures.

    On reconstitue aussi le trajet que les jeunes filles ont fait à pied pour trouver du secours, un petit délassement au terme de cet après-midi passé en automobile. On le parcourt néanmoins d'un bon pas pour rester dans les temps. On traverse un champ de blé, puis une haie d'arbres à hauteur du mas de la Friande. On longe ensuite un hippodrome, puis on gagne l'autoroute pour atteindre, quatre cents mètres plus loin, la borne 19 d'où les victimes ont appelé les gendarmes. Le tout en trente-cinq minutes, alors que les deux jeunes filles disent qu'elles ont mis une heure le soir du drame pour faire le même chemin. Il est vrai que, pour elles, c'était dans un contexte bien différent.

    Le juge regagne son bureau, Me Vidal-Naquet rentre à Paris, Me Cuttulic-Jaouen rejoint Sommières et Luc Tangorre retourne en prison.

    Tout le monde est satisfait.

    Me Vidal-Naquet déclare à un journal local que des décalages sont apparus dans les témoignages des victimes. Luc Tangorre, au volant d'une vieille 4 L, n'a pas pu couvrir en si peu de temps le trajet qu'elles disent avoir suivi entre Marseille et Nîmes.

Roger Colombani - Les ombres d'un dossier



La troisième reconstitution

Note: dans le texte qui suit, l'auteur substitue volontairement les noms des américaines

    Le 4 mars 1990, la cour de cassation casse l'arrêt de renvoi de la cour de Nîmes. Piégé par le lundi de la Toussaint considéré comme un jour férié, le juge Lernould n'a pas convoqué dans les délais les défenseurs de Tangorre à la reconstitution du 4 novembre 1988. Cette décision annule une partie de la procédure d'instruction.

    Les avocats rencontrent le procureur général de Montpellier et lui font part des anomalies qu'ils ont constatées dans le dossier. Le haut magistrat les rassure. Une nouvelle reconstitution sera effectuée pour préciser les détails horaires et les plaignantes pourront être interrogées.

    La Pentecôte de 1990 prend vraisemblablement les magistrats de vitesse car la reconstitution attendue n'a pas lieu. Le 27 juin, la chambre d'accusation demande un supplément d'enquête mais, par contre, rétablit la légalité des convocations et la procédure annulée.

    (...)

    Un juge a été délégué pour ce transport de justice. C'est une jeune femme, Mme Claudine Laporte, que deux des défenseurs de Tangorre, Jean-Louis Pelletier et Paul Lombard, connaissent déjà pour l'avoir rencontrée dans d'autres affaires. L'inculpé fonde ses derniers espoirs sur cette reconstitution qui, dit-il, comme les deux premières, démontrerait que ses accusatrices ne disent pas la vérité.

    La radio, la télévision, les journaux ont déjà souligné l'importance de ce transport de justice et présagent qu'on ira enfin au fond des choses pour dissiper les ombres du dossier. Certains prétendent même que la troisième reconstitution du parcours ne peut qu'être favorable à Tangorre et que celui-ci retrouvera rapidement la liberté.

    C'est aller un peu vite.

Arrivée au verger    Au matin du lundi de Pentecôte, le juge réunit tout le monde : les avocats de la défense, ceux de la partie civile et les gendarmes chargés de l'enquête, dans la cour de la gendarmerie, sur l'avenue de Toulon. Tangorre attend le signal du départ un peu plus loin, dans un fourgon cellulaire. Une fois encore, pour refaire le parcours, on n'utilisera pas, comme il le demande, sa voiture, mais une 4 L de la gendarmerie dont le compteur marque plus de cent quatre mille kilomètres.

    Dans la rue, devant la porte, les journalistes attendent eux aussi le signal du départ. Ils en profitent pour enregistrer de courtes déclarations des avocats au fur et à mesure de leur arrivée. François Vidal-Naquet, Paul Lombard, Martine Figueroa, Jean-Louis Pelletier, les parties civiles Pascale Cuttulic-Jaouen et Charly Bensard disent à tour de rôle quelques mots avant de pénétrer dans la cour.

    Jean-Louis Pelletier s'avance vers le juge d'instruction pour la saluer, il lui dit qu'il vient de la remercier à la radio d'organiser ce transport déterminant aux yeux de la défense. Sans se départir de son sourire, Claudine Laporte lui répond:

    — Je ne sais pas si vous me remercierez encore lorsque vous apprendrez les opérations auxquelles nous nous sommes livrés avant cette nouvelle reconstitution.

    Elle explique alors aux avocats sidérés que le jeudi et le vendredi précédents elle a procédé à un aménagement du parcours en compagnie de la seule Jessica, Marilyn se trouvant aux Etats-Unis.

    On apprend aussi qu'il a été difficile de faire venir Jessica et qu'il a fallu insister car elle se trouvait aux îles Caïmans en voyage de noces.

    Le juge a pris la jeune femme en main et, en deux jours, gommant tout ce qui était gênant dans les déclarations des plaignantes, elle a mis au point un parcours idéal: inattaquable.

    Cela n'a pas été sans mal, si l'on s'en tient au témoignage du gendarme Mollé qui conduisait la 4 L.

    — Nous avons pris l'itinéraire du juge: boulevard Françoise-Duparc-boulevard des Plombières, la voie rapide. Nous avons raté la sortie de Berre-Rognac. Nous avions deux chronomètres, celui de Mme Laporte a été arrêté. Nous sommes sortis plus loin, puis revenus en arrière... Nous avons pris alors la nationale 113 Salon-Avignon-Nîmes.

    Le trajet est effectué en deux heures deux minutes, selon le gendarme Mollé. Les routes empruntées ont été choisies auparavant car les parcours indiqués par les plaignantes étaient plus « biscornus » les uns que les autres. Jessica signalait les panneaux rencontrés et le juge choisissait.

    On peut en déduire, ce que fait Me Pelletier, que cette répétition générale conçue et imaginée par le magistrat a, pour tomber juste, «éliminé toutes les difficultés» soulevées par les déclarations des jeunes filles.

    Si l'on veut démontrer la culpabilité de Tangorre, il faut à tout prix faire «cadrer» ce parcours, le rendre possible, sinon le reste de l'accusation s'effondre, il n'y a plus d'affaire.

    C'est ce que font remarquer les avocats au juge en lui reprochant d'avoir « préparé » le trajet à l'avance et de refuser ainsi toute chance à l'inculpé.

    Un dialogue surréaliste s'instaure dans la cour de la gendarmerie.

    — Les droits de la défense seront respectés, assure Mme Laporte. Nous allons faire passer M. Tangorre par le même chemin, il pourra nous dire ce qui correspond, ou ne correspond pas...

    Que pourrait-il dire puisqu'il a toujours nié avoir conduit les deux jeunes filles de Marseille à Nîmes ? Les avocats déposent des conclusions pour protester contre le procédé employé par le juge.

    — Nous nous refusons à participer à cette mascarade, disent-ils à Mme Laporte.

    Des hurlements montent alors du fourgon cellulaire.

Déclaration de Me Cuttulic-Jaouen aux journalistes    C'est Luc Tangorre qui vient d'apprendre ce qui s'est passé. Il est fou furieux. Il donne des coups de poing, des coups de pied contre les parois du véhicule. Il crie:

    — Une fois encore on m'assassine!

    Les avocats de la défense lui parlent un instant, puis, l'ayant calmé, quittent la cour de la gendarmerie. Seule la partie civile demeure. Me Cuttulic-Jaouen saute sur l'occasion pour donner son point de vue aux journalistes:

    — Tangorre, l'imposteur, vient de recevoir le coup de grâce... Le dossier est accablant... les charges multiples... C'est bien lui qui a commis ces viols...

    On pourra dire que le « montage » de cette troisième reconstitution est inélégant, mais il est légal.


    Que penser? Que les magistrats ont voulu sortir de l'imbroglio dans lequel les déclarations incertaines des plaignantes plongeaient le dossier? Que, vraisemblablement convaincu de la culpabilité de Tangorre, on a donné, à la balance de la justice, le coup de pouce nécessaire pour qu'elle penche en faveur des deux Américaines ? Désormais, on peut aller sans crainte aux assises: le parcours «inspiré» par Mme Laporte sera l'un des points forts de l'accusation, elle l'exploitera tout au long du procès. On pourra tout de même regretter qu'en ce lundi de Pentecôte cette reconstitution si minutieusement préparée n'ait pas servi à obtenir une meilleure approche de la vérité en dissipant quelques-unes des ombres du dossier.

Roger Colombani - Les ombres d'un dossier



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