Eric de Montgolfier, l'indomptable
Les cheveux ont légèrement blanchi, le visage a gagné en gravité. A 62 ans, Eric de Montgolfier affiche la même sérénité distante que le 25 février 1999, le jour où il s'est installé dans son bureau de procureur de la République à Nice. Il venait de croiser le fer avec Bernard Tapie dans l'affaire du match de football truqué Olympique de Marseille - Valenciennes. Lionel Jospin, alors premier ministre, voulait remettre de l'ordre dans la ville. Mais "ce n'était pas une décision politique : j'aurais refusé !", souligne-t-il, l'oeil malicieux.
Le livre du jour Un procureur en colère
Les Niçois se sont habitués à la silhouette un peu raide de ce gentleman qui surgit le matin à bicyclette au palais de justice. C'est là, au coeur de la vieille ville, que naissent et meurent toutes les rumeurs le concernant. Les plus sordides émanent de certains avocats, ses adversaires depuis qu'il s'est attaqué aux dysfonctionnements affairistes et maçons de la justice niçoise. Quelques-uns surnomment le parquet de Nice "la Kommandantur".
Eric de Montgolfier ferait-il peur ? Assurément. Dans la juridiction niçoise, il y a eu un avant et il y aura un après Montgolfier. Ce magistrat singulier a endossé avec une certaine délectation son rôle de "chevalier blanc". De nombreux citoyens qui réclamaient une meilleure justice ont nourri beaucoup d'espoir au moment de sa nomination. L'attente était telle qu'il était impossible d'y répondre. Il a cependant contribué à générer une image moins négative de l'appareil judiciaire. "Continuez", lui a lancé, un jour, une vieille dame alors qu'il était attablé à une terrasse.
Des petits signes, discrets, ont ainsi encouragé ce Lyonnais aux allures de Nordiste à respecter "Le Devoir de déplaire", titre de son livre-confession, paru en 2006 aux éditions Michel Lafon. Le procureur général de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, Gabriel Bestard, s'est publiquement démarqué de son subordonné Montgolfier quand celui-ci a dénoncé l'influence des réseaux affairistes dans la pratique de certains magistrats.
Souvent caricaturé, Eric de Montgolfier excelle dans l'art de brouiller les pistes. Et de surprendre. Il s'est vite illustré en dégainant dans la rue un carnet à souches de contraventions ! Il n'a pas hésité à verbaliser lui-même des champions du feu rouge brûlé. Il voulait donner lela.
Pas question de céder à "la culture de l'arrangement", propre selon lui à la Côte d'Azur. Il raconte volontiers que, lors d'une soirée de charité, il remporta le gros lot d'une tombola, un voyage en Corse pour deux personnes. Il déclina ce cadeau de bienvenue, sentant que le jeu était truqué. Quelques jours plus tard, une dame lui précisa être celle qui lui avait vendu son billet. Le procureur fit part de son étonnement. La dame lui glissa à l'oreille : "La prochaine fois on s'arrangera !"
"Je suis arrivé dans une région où les réseaux de toutes sortes avaient une force incroyable, dit-il. Il existait ici une culture de l'impunité." En terre niçoise, constate un magistrat proche, il a su déployer la stratégie judiciaire et médiatique - "j'affole la meute" - qui fit ses preuves dans le Nord en 1993 lors de l'affaire du match OM-VA. Mais, sur la Côte d'Azur, Eric de Montgolfier a engagé un combat contre des ennemis plus insaisissables. Dénoncer les liens de magistrats avec des réseaux francs-maçons et affairistes lui a valu de sourdes attaques.
Le dernier coup ne fut pas le moindre. En 2003, il est convoqué à la chancellerie pour se voir proposer une mutation sanction, qu'il refuse. Le garde des sceaux Dominique Perben prend, deux mois plus tard, une décision que nul autre avant lui n'avait prise. Il rend public le rapport de l'Inspection générale des services judiciaires sur le tribunal. Les conclusions sont sévères sur le fonctionnement interne. Mais les inspecteurs se sont appliqués à démontrer que la juridiction niçoise n'avait pas subi l'influence des réseaux maçonniques.
Le Conseil supérieur de la magistrature donnera raison au procureur, un an plus tard, en révoquant le doyen des juges d'instruction de Nice, Jean-Paul Renard, un franc-maçon proche de plusieurs figures du grand banditisme et de certains élus de la région mis en cause dans des procédures judiciaires.
Dans sa croisade, le procureur a créé une ligne de fracture entre les "pro" et les "anti" Montgolfier. Une poignée d'avocats a profité de sa nomination pour transmettre à la justice la liste noire de 23 dossiers sensibles impliquant pour certains des notables locaux. Maître Patrick Rizzo, qui figure parmi ces avocats et demeure un des plus fidèles soutiens du procureur, qualifie son bilan de "globalement positif". Son seul tort, dit-il, "est d'avoir agi trop isolé, sûr de son pouvoir, encouragé par les médias".
Le procureur a déçu ceux qui attendaient la révolution judiciaire qu'il avait laissé entrevoir. Son ami avocat, Me Christian Boitel, se refuse désormais à commenter le bilan de son action pénale. A ce désaveu masqué s'ajoute, en sourdine, celui d'un magistrat parisien connaisseur des affaires niçoises : M. de Montgolfier a certes entamé une remise en ordre de la justice locale, mais, "animé par la volonté de s'attaquer à des personnages sulfureux, il s'est beaucoup agité chez Ruquier, et le bilan de son action pénale s'avère décevant".
De ce fort ego qu'on lui attribue, le procureur fait l'aveu. Il revendique même, avec cet air de fausse modestie qu'il affectionne, son choix de participer à des talk-shows : "Si les téléspectateurs ont ainsi une autre idée de la justice, j'ai gagné." Dans l'imaginaire collectif, il a ainsi fini par incarner la figure du juge indépendant, bien qu'il soit procureur. Il confie qu'on l'a souvent confondu dans la rue avec le juge financier Renaud Van Ruymbeke. En 2003, quand l'Inspection générale des services a demandé son départ, de nombreux Niçois ont signé une pétition de soutien.
Avec la complicité des médias, les enquêtes qu'il a lancées n'ont pas épargné le monde politique local, en particulier l'entourage de l'ancien maire UMP de Nice, Jacques Peyrat. Les deux hommes ne s'aiment pas. Des procédures suivies par le procureur ont abouti à la condamnation de deux membres de l'ancienne municipalité pour des marchés publics truqués : Michel Vialatte, ancien directeur des services, et Dominique Monleau, "M. Tramway".
"Il m'est arrivé de me tromper", admet le procureur. On pense à Johnny Hallyday, accusé de viol en 2002 ; M. de Montgolfier a fini par requérir un non-lieu, confirmé définitivement par la cour d'appel d'Aix en 2006. Récemment, la polémique a porté sur une autre affaire, dite "du terrain Sulzer". "Cette affaire a été instrumentalisée par Eric de Montgolfier", martèle Jacques Peyrat.
Sulzer est le nom d'un terrain sur lequel l'ancienne municipalité voulait bâtir un hôtel de luxe. Ce juteux projet aurait donné lieu à une tentative de corruption en 2004. Martial Meunier-Jourde, ex-directeur du protocole de la ville, et Daniel Véran, l'ancien chef de la police municipale, ont été mis en examen pour "trafic d'influence passif". L'enquête a mis le policier hors de cause. M. de Montgolfier vient de requérir un non-lieu au bénéfice de M. Véran. "En s'attaquant au chef de la police municipale, le procureur, mû par cette mégalomanie qui le pousse à se hisser sur le devant de la scène, pensait atteindre Peyrat, estime son avocate, Me Valérie Bothy. Dans cette affaire, la montagne accouche d'une souris." "J'aimais bien M. Véran, qui était un bon chef de la police municipale, réplique M. de Montgolfier. Or quelqu'un a porté devant moi des accusations, je voyais mal comment me dispenser d'une enquête."
Le procureur, lui, aurait aimé poursuivre sa carrière ailleurs. Mais la chancellerie le lui a refusé. S'est-il vainement acharné contre Jacques Peyrat ? "Dans le cas du dossier Sulzer, c'est en vérité ma mise en examen que l'on recherchait", affirme l'ancien maire. Les querelles opposant "anti" et "pro" Montgolfier ont laissé des traces. Selon un policier, des procédures diligentées de "manière hâtive", comme dans l'affaire Sulzer, ont fait des dégâts chez les personnes mises en cause.
Reste que le climat a changé. Le tribunal de Nice s'est réorganisé et répond mieux aux attentes des citoyens. Cette année, le nombre de dossiers correctionnels en attente de jugement a été réduit de moitié, précise son président Jean-Michel Hayat, qui veut demeurer à l'écart des polémiques.
"Le procureur a apaisé le lien que les Niçois avaient avec la justice, conclut un de ses proches, le conseiller municipal (PS) Yann Librati. Nice n'est pas guérie entièrement mais redevient une ville normale." Même Christian Estrosi, le maire, proche de Nicolas Sarkozy, estime qu'Eric de Montgolfier a "accompli un travail très utile dans les Alpes-Maritimes". Le procureur susciterait-il maintenant une forme de consensus ? Voilà qui risque de lui déplaire.
Source : Le Monde
|