L'innocence par l'ADN : des victimes d'erreur judiciaire recouvrent la liberté aux Etats-Unis
Enfants du baby-boom, les Américains Barry Scheck et Peter Neufeld s'amusent à raconter qu'ils ont tous deux opté pour des études de droit parce qu'ils ne comprenaient rien aux sciences. C'est pourtant grâce à la génétique qu'ils ont libéré 216 victimes d'erreur judiciaire, dont 16 condamnés à mort.
Devenir avocats s'inscrivait dans le droit fil du combat pour les droits civiques qu'ils menaient tous deux dans les années 1960-1970, lorsqu'ils militaient pour la cause des Noirs ou contre la guerre au Vietnam. Un engagement enraciné dans leurs cultures familiales : le père de Scheck, qui n'avait pas assez d'argent pour faire des études, était danseur de claquettes – ou, plus précisément, il "dansait noir" –, celui de Neufeld avait commencé à militer du temps de la guerre d'Espagne.
A la fin des années 1980, alors qu'ils commencent à exercer, ils entendent parler de tests génétiques utilisés dans le cadre judiciaire en Angleterre et s'en servent pour contester la fiabilité des expertises scientifiques de leurs adversaires. La démonstration de leurs propres experts est tellement brillante qu'ils parviennent à convaincre ceux de l'accusation de signer un appel commun enjoignant la National Academy of Sciences d'établir des standards, afin d'éviter toute erreur judiciaire.
2660 ANNÉES DE PRISON PURGÉES À TORT
La police technique et scientifique acquiert un rôle de tout premier ordre. Le FBI généralise la prise d'empreinte génétique, qui sert tout autant de preuve à charge qu'à décharge. Après avoir organisé le tout premier colloque américain consacré à la preuve par l'ADN, et rencontré de nombreux spécialistes de la question, les deux avocats deviennent eux-mêmes rapidement "experts" en la matière et décident de s'en servir pour innocenter les victimes d'erreurs judiciaires. Le première d'entre elles est libérée en 1989.
En 1992, ils fondent l'Innocence Project au sein de l'école de droit Benjamin-Cardozo, à New York. Ils y bénéficient, chaque année, de l'aide d'une quinzaine d'étudiants, qui les aident à trier, puis à monter les dossiers qui peuvent être plaidés. Les trois quart ne peuvent être traités, faute de prélèvements biologiques, ou parce que, dans 60 % des cas, les preuves ont été détruites ou perdues. Les condamnés qui franchissent cette première étape doivent ensuite obtenir l'autorisation d'effectuer une contre-expertise génétique, ce qui n'est pas le cas dans tous les Etats : plusieurs ne l'autorisent que pour les condamnés à mort, et à leur frais. Reste ensuite à démontrer que l'ADN du coupable présumé ne correspond pas à celui de la personne condamnée.
Au total, les 216 victimes d'erreur judiciaire que l'Innocence Project a contribué à libérer ont effectué 2 660 années de prison. James Woodard, libéré fin avril 2008, détient un triste "record" : condamné sous Reagan, en 1981, pour le viol et le meurtre de sa petite amie, il a passé 27 années en prison. Le profil de ces victimes d'erreur judiciaire révèle l'ampleur des discriminations à l'œuvre dans le système pénal américain : 70 % sont Noirs et Latinos, 30 % Blancs. En moyenne, ils avaient 26 ans lors de leur condamnation, mais le tiers d'entre eux avait entre 14 et 22 ans, et plusieurs étaient handicapés mentaux. Tous ou presque étaient indigents et n'avaient donc pas pu se payer d'avocat.
L'INNOCENCE PROJECT A LIBÉRÉ PLUS DE LA MOITIÉ DE SES "CLIENTS"
Pour Sheck et Neugel, leurs avocats, commis d'office et coupables d'avoir bâclé leur travail, sont au moins autant responsables de ces erreurs judiciaires que ceux qui ont sciemment contribués à les condamner. L'Innocence Project a en effet démontré, dans 65 % des cas, que l'expertise scientifique effectuée lors de leurs procès était erronée, et dans la moitié des affaires, que des policiers, ou encore le procureur, avaient usé de méthodes douteuses, voire frauduleuses. Dossiers "arrangés", témoignages orientés, occultation d'éléments "à décharge", fabrication de fausses preuves... en Virginie, un laboratoire d'expertise avait même fabriqué de toutes pièces 330 expertises de sorte qu'elles répondent le mieux à l'orientation prise par l'accusation. Ces laboratoires, souvent privés, sont régis par une association professionnelle et non par une instance indépendante ou gouvernementale.
Plus de la moitié des condamnés dont l'Innocence Project a réouvert les dossiers ont été innocentés. Et s'il a fallu 13 ans pour que les 100 premières victimes d'erreur judiciaire soient libérées, les 100 suivantes l'ont été en 6 ans. Plus de 8 000 dossiers sont aujourd'hui en attente. Ils sont pris en charge par une cinquantaine d'organisations réunies au sein de l'Innocence Network, qui s'appuient sur des cabinets d'avocats, des écoles de droit mais aussi de journalisme. Et le réseau s'internationalise, avec des antennes basées en Australie, au Canada, en Grande-Bretagne et en Nouvelle-Zélande.
Initialement, il s'agissait d'innocenter les victimes d'erreur judiciaire. Aujourd'hui, et partant des données collectées, il s'agit aussi de réformer le système policier et judiciaire. 500 juridictions ont ainsi accepté d'enregistrer les interrogatoires après que l'Innocence Project a démontré que 25 % de ceux qu'il a innocentés - dont 35 % des mineurs et des handicapés - avaient avoué face aux policiers. Mais l'ONG fait face à de fortes résistances : 50 % des procureurs contestent les preuves réunies par l'Innocence Project. Ils ne s'excusent jamais, ne reconnaissent jamais leurs erreurs, et certains ont même refusé de poursuivre la personne que l'ADN avait finalement accusée (dans 82 cas, le vrai coupable a, en effet, été identifié).
Source : Le monde
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