Comme je pense utile, d'essayer de comprendre, au moins un peu, ce qui s'est passé dans l'esprit de Ranucci, je continue ce sujet.
Parler de la naïveté de Ranucci comme normale pour son âge ou logique chez quelqu'un qui n'a pas d'antécédents est un peu simpliste. Si bien il est certain qu'on est généralement plus naïf jeune que vieux, d'autres n'auraient certainement pas cédé aux mêmes pressions.
Les pressions auxquelles a cédé Ranucci sont très faciles à voir. Ce ne sont ni le chantage, ni l'intimidation, ni la violence physique. C'est tout simplement l'autorité exprimée de façon assurée et logique.
L'éducation de Ranucci et sa conviction que l'autorité est du bon côté l'ont empêché de détecter ce qu'il ne pouvait soupçonner. Qu'un interrogatoire c'est une partie de cache-cache où on triche. C'est là que son profil conformiste a affaibli ses défenses.
Les policiers savent bien que tout le monde ne répond pas aux mêmes pressions de la même manière. Dès qu'ils ont vu que Ranucci essayait de comprendre et donc entrait dans le jeu, au lieu de se fermer et tout nier en bloc, ils ont tout misé là-dessus. C'est pourquoi ils ont permis à Mme Aubert de le prendre à parti.
Ce qui suit est extrait de son récapitulatif. Les lettres à sa mère sont pleines de choses du même genre, bien qu'il n'y cite pas les noms entiers, paranoïa du prisonnier oblige. Les quelques commentaires que je place au milieu ne sont pas nuancés, je n'ai pas le temps de mettre du conditionnel partout.
Citation :
Je commençais à perdre pied. Toutes mes dénégations, mes explications, l'assurance que je donnais qu'il faisait erreur, rien n'y fit.
Citation :
Sachez que si je mentionne ces tortures, je ne le fais nullement pour m'en plaindre particulièrement; ces procédés sont coutumiers de certains, pas de tous; ils sont à classer parmi les habitudes déplorables mais inamovibles. Je n'en parle que par souci de vérité.
D'ailleurs, la gravité de la faute, autant pénale que morale, de celui qui s'est rendu responsable de sévices graves n'apparaît plus que comme infime broutille quand on la compare à ce qui se passera par la suite.
Il en arrive à justifier les violences subies. Aujourd'hui on parlerai peut-être de syndrome de Stockholm.
Citation :
Il est bien difficile pour moi d'expliquer pourquoi, par quelles raisons majeures, après une quinzaine d'heures d'interrogatoire, j'ai fini par « avouer » en acceptant de signer tout ce qu'ils ont voulu. En résumé, j'avancerais un traquenard diaboliquement monté, mes nerfs fragiles et mon incommensurable naïveté.
Citation :
En début de la matinée du lendemain, bien que je continuais à rejeter leurs accusations, à tenter d'expliquer, j'avais commencé à douter que le rôle que l'on m'attribuait dans cette histoire incompréhensible ne fût pas réel.
Il y avait des empreintes, des cheveux, des témoins tout au long de ce drame, c'était bien logique, et je commençais à douter de mon nom.
Il doute de lui-même, la force de la logique de ses accusateurs commence a avoir raison de la sienne.
Citation :
« Je l'ai vu sortir de sa voiture, puis tirer l'enfant et s'enfuir dans les fourrés en grimpant le talus, je le reconnais ! » Version idem pour l'autre.
Aucune erreur possible, leur ton est des plus catégoriques; le choc que me firent ces paroles fut violent.
Le commissaire me fit sortir. « Vous avez raison, lui dis-je, c'est moi ! »
Impossible pour lui d'imaginer que ces gens "bien" lui mentent. Il cède et avoue.
Citation :
Souvent je me dis que si j'avais réagi, si j'avais cherché à comprendre, si j'avais pu connaître dès ce moment les éléments de l'affaire que l'on m'avait cachée, escamotée, j'aurais pu éviter alors que le traquenard ne se referme totalement sur moi.
Seulement voilà, je n'ai réagi, cherché à comprendre que très lentement, peu à peu, à mesure que j'appris la vérité.
Il ne peut pas se contenter de nier. Il a besoin de comprendre, d'apprendre la vérité. La logique des autres est plus forte que sa propre connaissance de lui-même. Peut-être normal chez certains jeunes de 20 ans, mais surement pas chez tous. Le processus normal est: ce n'est pas possible donc ils se trompent. Et non: tout colle donc ils ont raison.
Ce n'est pas de la simple immaturité, c'est de la confiance aveugle en l'autorité. Ce n'est que très lentement qu'il pourra remettre en cause cette autorité. C'est trop antinaturel pour lui.
Citation :
Il y eut aussi ce couteau.
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Il ne me fallut pas moins de plusieurs semaines pour que je comprisse que cela était impossible : c'était dimanche, et lundi était férié vu la Pentecôte, donc les magasins étaient fermés, donc pas pu l'acheter, donc mes souvenirs étaient donc fidèles.
Avoir des doutes ne lui suffit pas, il faut qu'il se prouve à lui-même que c'est impossible.
Citation :
Je pensais aussi aux traces de piqûres que j'avais sur les mains.
(..)
Là aussi, je ne rêvais pas, lorsque je me suis retrouvé dans la champignonnière, et avant que je ne ramasse des branches et autres bricoles pour sortir la voiture, mes mains étaient propres.
Citation :
L'on m'avait rassuré, prouvé et réprouvé, dit et redit que j'étais l'auteur de ce meurtre et j'ai bien dû accepter la chose, présentée par le commissaire en un scénario apparemment plein de logique. A la fin de l'interrogatoire, convaincu par les « nombreuses preuves » et la logique du scénario, j'avais accepté bien difficilement, bien douloureusement l'idée que je suis l'auteur de cet homicide.
Citation :
Dire que j'en étais arrivé à laisser pousser en moi le soupçon de ma culpabilité dans cette sordide affaire !
Là il redevient combatif, ce fut son attitude au procés: le mépris et l'indignation. Bien sûr on le lui reprochera.
Citation :
Comment expliquer que le commissaire Alessandra se soit servi de moi ? Pour quelles raisons, un homme, un fonctionnaire de police, a-t-il manipulé un innocent, n'hésitant pas à le charger d'un crime pour lequel il peut se voir condamner à mort ?
Citation :
Les tortures, un machiavélique scénario qui me fit douter de moi-même et mon incommensurable naïveté donnèrent le résultat escompté : un « bon coupable ».
Citation :
II y avait qu'il suffisait de se renseigner sur moi, mon passé, mon caractère et avoir cinq minutes de conversation avec moi, pour constater combien il est grotesque, insensé de me soupçonner d'un meurtre. II y avait qu'il faudrait être fou furieux pour me soupçonner, dans ces conditions, d'être le ravisseur et l'assassin de Maria-Dolorès Rambla ! Tout simplement.
Il continue malgré tout à penser que le bon comportement social est un alibi.
Si à tout celà on ajoute le handicap d'une amnésie partielle dûe à l'excès d'alcool, on comprend mieux qu'il ait pu avouer quelque chose qui le répugne, même s'il en serait innocent.
Dans cet état d'esprit, il est logique que même plusieurs mois après il n'a pas encore percuté sur certains éléments qu'il ne conteste pas, comme le plan ou le pantalon bleu.