C'est un aspect essentiel de l'affaire. Ranucci avait il un penchant pouvant l'amener à commettre le pire, un crime de déséquilibré ?
Ce qui suit est long mais vaut la peine d'être lu attentivement. C'est tiré du POR de la page 178 à 183 édition de poche.
Ca ne fait que confirmer que les psychiatres n'ont rien trouvé concrétisant l'idée qu'il était un malade mental.
"L'enquêteur de personnalité, désigné le 11 juin par Mlle Di Marino, dépose son rapport dês le 26 juin. La gendarmerie travaillant avec son sérieux et son objectivité habituels, la plupart de ses procês-verbaux arrivêrent au cabinet du juge d'instruction aprês le dépôt du rapport de l'enquêteur. Les services de police doublêrent souvent l'enquête de la gendarÂmerie mais couvrirent plus spécialement la période du service militaire.
En tout et pour tout, deux témoignages défavorables. C'est absolument inhabituel. Une enquête ouverte à propos d'un crime affreusement spectaculaire fait se lever d'ordinaire une moisson de témoignages sentencieux du type: « Ca ne m'étonne pas, j'ai toujours pensé qu'il finirait mal », chacun et chacune exhumant de sa mémoire tel épisode démontrant que le monstre couvait déjà sous l'enfant ou sous l'adolescent.
Les deux témoignages émanent de femmes habitant au Âdessus du « Rio Bravo ». Leurs reproches vont du reste moins à Christian qu'à sa mêre, et nous ne sommes pas peu surpris de voir Héloïse Mathon accusée d'avoir été une mauvaise mêre qui délaissait son fils et ne lui assurait pas « l'habituelle affection maternelle ». On signale son inclination pour les « gens de couleur » dont les visites au « Rio Bravo » étaient fréquentes. C'est la famille de Gilbert, qui a en effet la peau noire. On lui reproche ses nombreux déplacements à Paris - et il est vrai qu'au début au moins de leur installation à Saint-ÂJean-de-Moirans, Mme Mathon dut retourner assez souvent dans la capitale pour y liquider ses affaires; peut-être aussi pour y retrouver son ami italien. Le premier témoin affirme que Christian était alors confié à la soeur de sa mêre; Héloïse n'a pas de soeur. Le second témoin déclare qu'il était confié à une cousine; Héloïse n'a pas de cousine. Christian est accusé d'avoir à l'occasion battu cette vieille parente. A bien lire les témoignages, on découvre le rôle essentiel tenu par la carabine à plombs dans la dégradation des relations avec le voisinage : « Il tirait sur tout - les oiseaux, des boîtes de conserve et même dans ma porte. Plus on lui demandait de cesser, plus il continuait en nous narguant. Sa mêre, à qui on en faisait la remarque, trouvait cela normal et le défendait. » Les genÂdarmes locaux confirment qu'ils ont dû intervenir pour modérer les ardeurs carabiniêres de Christian mais ajoutent que celui-ci ne s'est « jamais fait remarquer défavorablement pour des délits ou autres faits répréhensibles ». Le garde municipal, chargé d'assurer la paix villageoise, déclare : « Le jeune Christian ne s'est pas fait remarquer spécialement... Je n'ai jamais eu à intervenir pour quoi que ce soit. » Lui aussi note la fréquence des absences de la mêre.
Tout le reste est plus que favorable : élogieux. Personne ne comprend le crime, personne n'a jamais imaginé que ChrisÂtian Ranucci fût capable d'un tel acte. On ne met pas en doute sa culpabilité puisque ses aveux ont été largement publiés mais elle stupéfie : on n'en revient pas. « Il avait toute ma confiance, dit un voisin niçois. Il était gentil, agréable à converser, pas effronté du tout et d'une correction parfaite à tous points de vue. Dans le quartier, il était bien considéré et personne ne m'a jamais dit du mal de lui... Personnellement, je ne puis dire que du bien de ce jeune homme. Il avait beaucoup d'affection pour sa mêre, qui le lui rendait bien. Je n'arrive pas à comprendre ce qui a pu le pousser à agir ainsi... » Son camarade de régiment Rietsch : « Si on m'avait dit qu'il serait un jour dans une affaire comme ça, je ne l'aurais pas cru. Pas lui ! Sûrement pas lui ! » La mêre de Daniel Rietsch : «Quand mon fils m'a eu présenté ce Ranucci, je lui ai dit : " A la bonne heure! Pour une fois, tu m'amênes quelqu'un de bien! " Il était três bien élevé, toujours habillé três correctement, d'une grande politesse. S'il m'avait demandé de sortir avec ma fille, j'aurais accepté tout de suite. »
Les parents des enfants confiés à la garde de sa mêre sont également élogieux. Mme Abribat insiste sur sa bonne éducaÂtion et sur sa gentillesse envers Nathalie, trois ans et demi, et Eric, six ans et demi : « Mes enfants ne m'ont jamais rapporté qu'il ait eu à leur égard des mots ou des gestes déplacés. Bien au contraire, ils l'aimaient bien. Il jouait avec eux et il s'occupait d'eux d'une façon tout à fait normale. Lorsque j'ai appris ce qui était arrivé, j'ai été sidérée. Jamais je n'aurais pensé qu'il puisse faire une chose pareille. C'est tout ce que je puis vous dire, sinon que je continue à faire confiance à sa mêre qui garde toujours mes enfants. » Gérard Corso, qui s'est occupé de trouver un emploi à Christian, l'a toujours trouvé « normal, avec un comportement normal ». Son fils Laurent, qui est toujours confié à la garde Mme Mathon, aimait beaucoup Christian.
Jean-Marc Ivars, collêgue de travail, lui a trouvé un « comportement normal ». Le policier l'amêne même à préciser : « Il ne m'a pas semblé particuliêrement attiré soit par les femmes, soit par les hommes, soit par les enfants. » Professionnellement, l'avenir se présentait bien : « II m'a donné l'impression de s'intéresser à son travail et d'apprendre son nouveau métier. Il me posait bien souvent des questions sur le fonctionnement de tel ou tel appareil et il retenait ce que je lui disais. C'était un bon élêve. » Le patron, Jean Cotto : « II était toujours d'humeur égale, pas nerveux mais calme... En résumé, il m'a paru avoir un comportement normal. »
Statistiquement, les trois mots qui reviennent avec la plus grande fréquence sont : normal, gentil, réservé. Aussi bien l'enquêteur de personnalité devait-il terminer son rapport par cette conclusion : « La personnalité de l'inculpé est apparue toujours normale, dans tous les actes de la vie courante depuis son tout jeune âge. Son comportement habituel n'a jamais attiré l'attention. Intelligent et ouvert, il semblait armé pour réussir à se créer une bonne situation dans l'avenir. II est indéniable que l'absence d'autorité paternelle, pendant sa jeunesse et son adolescence, a nui à sa formation d'adulte, mais aucune mention d'un dérêglement quelconque n'est apparue dans ses rapports avec ses camarades d'école et de régiment, avec ses professeurs, avec son entourage immédiat et dans la vie courante. »
Une remarque subsidiaire de l'enquêteur de personnalité allait cependant connaître une carriêre qu'il n'avait sans doute pas prévue. Elle concerne Héloïse et non Christian. L'enquêÂteur estime en effet que « la conduite de sa mêre a été três douteuse, surtout durant son séjour à Paris, pendant plusieurs années ». Pour quelles raisons? « Il est à signaler qu'elle semble avoir bénéficié d'une certaine aisance car elle a tenu son fils, qui lui avait été confié, dans des écoles privées, et qu'elle a pu acquérir un local et créer un débit de boissons dans la périphérie de Grenoble, ainsi que de devenir propriéÂtaire de son logement actuel, dans une résidence bourgeoise, à Nice. Elle était pourtant sans profession salariée. » I1 est parfaitement exact que Mme Mathon n'était pas salariée : les gérants de bar le sont rarement. L'origine de ses ressources n'en est pas moins três claire. Elle subsiste - sans plus - jusqu'au moment où elle touche la moitié du prix de vente de la villa qu'elle avait fait construire avec son deuxiême mari, le rêglement n'intervenant qu'aprês une interminable liquidation de la communauté. C'est avec ce capital qu'elle peut acheter le bar de Vincennes. C'est en revendant le bar de Vincennes qu'elle réunit les fonds nécessaires à l'achat d'un local à Saint-ÂJean-de-Moirans et à l'aménagement du « Rio Bravo ». C'est en mettant en gérance le « Rio Bravo », puis en le vendant, qu'elle peut acheter l'appartement de la Corniche fleurie. Voilà donc une femme qui, travaillant depuis plus de trente ans, parvient à devenir propriétaire d'un logement de trois piêces - et l'on s'étonne? Nous sommes étonnés. Mais une graine est semée, qui donnera bientôt ses fleurs vénéneuses.
L'enquête sur le service militaire ouverte par la Sûreté urbaine de Marseille aprês le dépôt du rapport de personnaÂlité devait cependant mettre Ranucci sous un éclairage sensiblement différent. Elle fut conduite par l'inspecteur divisionnaire Porte, qui interrogea lui-même plusieurs anciens camarades de régiment de Christian. La chance favorisa sans doute l'inspecteur Porte dans la sélection de son échantillon car tous les garçons qu'il rencontra témoignent du meilleur esprit et d'un três vif respect pour l'armée : c'est merveille de les voir relever avec componction l'antimilitarisme de Ranucci, sa fainéantise, son indiscipline, son adresse à éviter les corvées. L'un d'eux n'hésite pas à révéler tout carrément : « I1 m'avait même dit une fois qu'il ne tenait pas à être utile à ses supérieurs. » Un autre renchérit : « I1 répondait aux gradés et faisait souvent le mur. » Le sentiment de scandale qu'en éprouvent encore ces jeunes gens est admirablement indiqué par la plume de l'inspecteur Porte.
Mais où allait-il donc, Ranucci, quand il faisait le mur? L'inspecteur Porte chercha la réponse à cette question, et il est homme à obtenir les réponses les plus difficiles : au détour d'un interrogatoire, mû par la force d'une habitude devenue machinale, il réussit à faire avouer à un ancien du régiment que ses seules relations sexuelles ont jusqu'alors consisté à coucher deux fois avec des putains, le pauvre garçon ajoutant misérablement : « Je suis pourtant constitué normalement et je vous affirme que je ne suis pas un homosexuel. » Nous commençons à deviner qu'il émane de l'inspecteur Porte une aura particuliêre grâce à quoi les jeunes gens s'éprouvent confortés dans leur amour de l'armée et le respect de l'orthodoxie sous toutes ses formes.
Personne ne sait où allait Ranucci aprês avoir fait le mur, ni d'ailleurs quand il sortait seul en permission de fin de semaine. Certes, tous ses camarades, sans aucune exception, conservent de lui le souvenir d'un garçon três normal (dans le style portien, cela peut devenir : « Jamais il ne m'a fait l'effet d'un être anormal. »). Certes, aucun d'entre eux ne l'aurait cru capable du crime qu'il a avoué et ils sont unanimes à exprimer leur stupeur : « J'ai été sidéré »,
« j'ai été surpris », « j'ai été stupéfait car il s'agissait selon moi d'un garçon assez sympathique, turbulent certes, mais gentil ». Le fait demeure néanmoins qu'on ne l'a jamais vu avec une femme ou une fille, qu'il ne s'est jamais vanté d'éventuelles conquêtes, que sa vie privée restait inconnue de tous. Aussi bien l'inspecteur Porte choisira-t-il de mettre en exergue cette phrase qui témoigne de sa part d'un sens três sûr du suspens : « Bianco Jean-Claude, notamment, a entendu dire parfois par Ranucci, revenant d'une sortie : " Je me suis amusé. " Il essayait alors de savoir comment et avec qui, mais Ranucci souriait sans répondre. »
La même constatation, l'insinuation dramatique en moins, revient comme un leitmotiv tout au long des rapports de la gendarmerie, de la police ou de l'enquêteur de personnalité : à part une aventure vieille de quatre ans avec une certaine Monique, il ne semble pas que l'inculpé ait jamais eu la moindre liaison féminine susceptible d'entraîner des relations physiques. Dans une affaire criminelle dont les motivations sexuelles paraissent évidentes, le constat est lourd de significaÂtion.
Aux voisins de Christian Ranucci, à ses collêgues de travail, à ses amis, les policiers ont posé la question :
« L'avez-vous déjà vu avec un pull-over rouge? » Ils ont tous répondu par la négative."
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