Mathieu Fratacci a écrit,
Citation :
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Ce n'est que trois ou quatre mois plus tard que Christian Ranucci, revenant brusquement sur ses précédentes dépo¬sitions, affirme ne pas avoir été à Salernes, et fait état de cette tournée nocturne dans les rues chaudes de la cité phocéenne la veille du crime. Il prétend avoir passé son temps à boire. Il aurait même écrasé un chien qui traversait la chaussée, sur la route de Saint-Loup, La Pomme, Saint¬Marcel, qui sont des banlieues Est de Marseille. Il serait descendu de son véhicule pour chercher le propriétaire de l'animal et régler l'incident à l'amiable. Mais il n'aurait pas trouvé celui-ci.
Un témoin serait arrivé sur les lieux, un automobiliste qui se serait arrêté, un certain Moussy, lequel pourrait corroborer ses dires en cas de poursuite. Il lui aurait dit : « Vous n'avez pas tort. Je peux témoigner que le chien s'est jeté sous les roues de votre voiture ».
Les deux hommes auraient même échangé leurs identi¬tés à toutes fins utiles. ..... Comment le même Ranucci, qui s'arrête pour avoir simple¬ment heurté un chien, avec le souci de se mettre en règle, prend-il la fuite lors d'un accident plus grave, après avoir brûlé un stop ? Son comportement serait pour le moins incohérent. De plus, le choc avec le chien aurait certaine¬ment laissé des traces, sinon des marques de coups, du moins des poils ou du sang de l'animal. L'examen minutieux du véhicule n'a rien relevé de semblable.
De même, lorsqu'on a fouillé Christian Ranucci, nous n'avons retrouvé sur lui aucun document susceptible de nous mettre sur cette voie. Pas une adresse. Pas un nom.
Nous l'aurions exploité aussitôt. Remarquons, d'autre part, qu'il faudrait admettre que Ranucci ait accompli tout ce périple en étant fin saoul, dans un état où la conscience se trouble, où la mémoire fonctionne mal. Et il s'en souviendrait brusquement, comme par miracle, alors qu'il assure avoir oublié quantité d'autres détails de plus grande importance... Allons donc !
Considérons que la photographie de Ranucci a été publiée dans la presse. .... Malgré tout le bruit qu'elle cause, ce témoin tardif ne se présente pas aux enquêteurs de lui-même. II faut - à supposer qu'il existe ailleurs que dans l'imagination de l'inculpé - le rechercher et le retrouver pour ne négliger aucune information.
Les enquêteurs l'ont fait. Preuve de plus, s'il en était besoin, qu'on ne saurait les taxer d'avoir systématiquement chargé l'inculpé pour fabriquer à tout prix un coupable.
Peut-on vraiment concevoir que, dans un cas semblable, un témoin important, alerté par les journaux de ce que la vie d'un homme est en train de se jouer, ne se ferait pas connaître alors qu'il sait que son témoignage peut l'innocen¬ter ? Je ne le pense pas. Ce ne serait pas une simple négligence mais de la non-assistance à personne en danger de mort. Car, au regard du battage de presse, il ne pouvait pas ne pas être au courant.
C'est dans ce contexte que je suis chargé par le commis¬saire Alessandra de retrouver le fameux Moussy et de l'entendre. C'était une mission impossible. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Je ne disposais d'aucun fil conducteur, ni du moindre renseignement. Sur une ville d'un million d'habitants, sans adresse, sans signalement, j'ai poussé mes investigations de tous les côtés, me fiant à mon flair et au hasard pour pallier l'absence d'indices. ..... Je n'ai trouvé ni Moussy, ni personne correspondant de près ou de loin à ce prétendu témoin. Sans doute parce qu'il n'y avait en réalité personne à trouver.
De toutes façons, ce témoignage n'aurait rien changé puisqu'il se serait reporté à des événements antérieurs à l'enlèvement et au crime. Que Ranucci ait passé la nuit à dormir dans sa voiture en rase campagne, du côté de Salernes, ou à lever le coude dans les bars louches de Marseille, n'infléchissait pas le cours de l'histoire en sa faveur. Il ne devient assassin que le lendemain, après 12 h 30, heure de l'accident. Qu'il soit à Salernes ou à Marseille, dans les deux cas, il a largement le temps d'enlever la fillette et de la tuer.
Au contraire de ce que certains avancent, dans cette enquête, ceci venait à charge et non à décharge de Ranucci. S'il avait menti pour une question aussi secondaire que le lieu de sa présence, il pouvait mentir également sur d'autres points plus importants.
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Cet épisode donna pourtant lieu à des déclarations calomnieuses selon lesquelles on aurait pris un procèsverbal de Moussy qui ne figure pas au dossier. On l'aurait fait disparaître pour de mystérieuses raisons. A -t-on jamais vu un fonctionnaire de police pouvant briller aux yeux de ses chefs en dénichant le témoin introuvable et ne le faisant pas savoir alors que le-dit témoin ne change rien à la face de l'affaire ?
Moussy affirme, en 1982, soit six ans après que le dossier soit clos, avoir été entendu par moi sur les lieux de son travail, à l'usine. Il déclare que le procès-verbal de cette audition devrait figurer dans la procédure et qu'il n'y est pas. Dans cette usine, tous les véhicules qui entrent sont rigoureusement notés. Après vérification, on constatera qu'aucune mention de ma visite supposée ne figure au registre des entrées. Si elle avait eu lieu, les services administratifs en garderaient la trace dans les archives. De plus, Moussy prétend avoir été entendu en présence d'un responsable de cette usine où le règlement est très strict. Tous les déplacements d'ouvriers sont notés. Nous ne trouvons aucun res¬ponsable se souvenant des faits. Les affirmations de Moussy sont dénuées de tout fondement.
Cette intervention est absurde et ne vise en vérité qu'à déconsidérer les enquêteurs. D'ailleurs, quand la Chancellerie de Paris, émue par ces accusations, manda sur place le commissaire divisionnaire Le Bruchec, celui-ci ne releva aucune irrégularité.
Lorsque j'ai appris, par le chef de la Sûreté, que le commissaire Le Bruchec voulait entendre le fonctionnaire qui avait cherché le témoin introuvable, je me suis présenté à lui spontanément. J'ai été entendu par les enquêteurs venus de Paris. Je leur ai déclaré catégoriquement que c'était un mensonge. Mon audition s'est très mal passée. Je n'étais pas d'accord avec les termes employés. J'ai donc, une première fois, refusé de signer ma déposition. Il a fallu en faire une autre, plus conforme à ma façon de m'exprimer. Celle-là, j'ai accepté de la signer.
On m'a alors signifié qu'on allait me confronter avec le témoin. Cette confrontation a été faite dans des conditions contraires aux usages et qui n'auraient pas dû se produire. On m'a amené en voiture au commissariat du XIème arrondis¬sement. On m'a fait entrer dans un bureau. Au bout de quelques instants, j'ai vu entrer à son tour un homme d'environ vingt-deux ans, brun, pas très grand. Il s'est assis sur une chaise, à côté de moi.
On lui a posé la question : « Reconnaissez-vous ce monsieur comme étant le policier qui vous a vu sur votre lieu de travail ? »
L'homme a gardé un moment le silence. Il m'a observé. Puis sa réponse est tombée :
« Ce n'est pas ce monsieur, mais il lui ressemble ». Cela se passe de commentaire.
On m'avait pratiquement désigné à lui puisque j'étais seul dans le bureau. Jamais une confrontation ne se déroule de cette façon. D'habitude, on noie l'auteur présumé du délit parmi plusieurs personnes de morphologies et d'âges différents placées côte à côte, en présence du témoin auquel on demande de désigner celle qu'il reconnaît. ....
Au bout de toutes ces années, nous ne savons toujours pas comment est apparu l'énigmatique Moussy, ni qui l'a poussé en première ligne. Quelle main de l'ombre l'a téléguidé ? Y aurait-il là-dessous de secrètes manoeuvres politiques ? Moussy appartenait-il au parti des abolitionnistes qui avait le vent en poupe ? Il n'importe ! On peut se battre avec des moyens plus louables, plus loyaux, surtout au nom de la vérité.
La garantie que l'on offre aux délinquants, aux criminels, ne m'a pas été offerte en la circonstance. Tout a été mis en oeuvre pour obtenir la révision du procès. En vain. Mais je sais que ses partisans n'en démordent pas malgré des échecs successifs.
De suspicion en suspicion, on en arrive bientôt à suspec¬ter tout le monde, les flics, les juges, les jurés, les journa¬listes, pour peu qu'ils n'entrent pas dans le cadre prévu, que leurs opinions ou leurs convictions aillent à l'encontre de celles que l'on professe. « Calomniez ! Calomniez encore ! ... » recommandait le rusé Bazile du Barbier de Séville, « il en restera toujours quelque chose... »......