Citation :
Theodora, vous dites lors de votre 1er msg que vous êtes à 90 % persuadée de la culpabilité de CR.
Sur quels éléments vous appuyez-vous pour avoir cette certitude ? En dehors du fait, bien sûr, que vous n'avez pas encore pris connaissance du dossier ici présent.
Je ne veux pas avoir l'air de répondre à côté, Anne, mais il me serait plus facile, vue l'heure ce soir, de dire quels sont les 10% qui font que j'ai encore un doute
Il y a pas mal de choses qui me font penser (mais non "conclure") que CR était coupable.
Je ne me prononcerai pas ce soir sur le dossier, car je n'ai pas encore eu le temps de l'étudier en détail (par exemple même si j'ai lu pas mal, je n'ai pas en tête les références exactes des différents témoignages, je ne pourrais donc citer mes sources pour le moment). Je vais vous répondre donc sur un plan général et non spécifique.
D'une manière générale , je dirais tout d'abord que l'affaire Christian Ranucci ressemble,
mutatis mutandis, à de nombreuses affaires historiques (pas toujours criminelles), qu'on a transformées en "mystères" ou en "énigmes" simplement parce qu'elles laissaient place au doute.
Je pense ici, en vrac, à l'affaire Louis XVII, à l'affaire Anastasia, à l'affaire Laetitia Toureau, et à d'autres. Or, chaque fois que la science (ADN, notamment pour les 2 premières) a pu récemment intervenir, elle a prouvé sans l'ombre d'un doute que oui, Louis XVII était bien mort au Temple (comme les contemporains des faits l'affirmaient), que oui, Anastasia et Alexis avaient bien été massacrés avec le reste des Romanov (comme personne, au moment des faits n'en doutait) etc. Ce qui n'empêche pas nombre de forum (américains notamment) qui défendaient la cause d'une Anastasia ou d'un Alexis Romanov restés vivants, de continuer à tourner en rond, en mettant en doute, à présent, les résultats des tests ADN … Parce qu'il est difficile de renoncer à la fascination d'un mystère, à son investissement personnel (souvent de qualité), à une passion et … à ses rêves.
On trouve toujours des failles, même minuscules, dans n'importe quelle affaire. On peut TOUT remettre en question. Il y en a encore aujourd'hui qui continuent très sérieusement à affirmer que Napoléon a été empoisonné. Hélas le romanesque et la vérité historique coïncident rarement.
Chaque affaire est différente, et je ne compare pas l'affaire Ranucci à toutes les autres. Je dis cependant j'ai l'impression de voir à à l'oeuvre un mécanisme similaire.
A l'époque, en dépit d'une instruction bâclée, d'enquêtes insuffisantes, de certaines confusions dans les témoignages (les journalistes y sont pour beaucoup, avec leur approximation légendaire), la grande majorité des gens, la quasi totalité des présents au procès, la totalité des enquêteurs (gendarmes, policiers, médecin légiste, etc) étaient absolument convaincus que Ranucci était coupable (pas forcément qu'on aurait dû le condamner à mort, cependant).
Et depuis cette conviction a été remplacée par celle qu'il est innocent … Vous savez, je suis historienne, j'ai donc l'habitude de consulter les sources. La plupart du temps (je dirais à vue de nez à 80%), la perception contemporaine des faits se rapproche davantage de la vérité que ce qui peut être écrit des décennies (voire des siècles) plus tard.
Ce que je vous décris ici, c'est un sentiment général, un mécanisme en quelque sorte, que j'ai par mon métier l'occasion de voir à l'oeuvre depuis des siècles. Je sais comment l'histoire se fait, je sais comment elle se déforme, je sais comment elle s'interprète et à quel point elle laisse la place à l'interprétation. Heureusement, peut-être : Voltaire, qui n'était pas historien en dépit de son travail dans l'affaire Calas, écrit "
réduisez l'histoire à la vérité, et vous la détruisez".
Et dans l'affaire Ranucci, je vois exactement le même mécanisme à l'oeuvre que dans beaucoup d' "événements historiques"dont on a fait, progressivement, des "affaires".
J'ai donc, d'emblée, une méfiance raisonnée, et j'espère raisonnable
, face à ce type de mécanisme. C'est une "déformation professionnelle", je vous l'accorde volontiers.
Je ne veux pas dire par là que Ranucci est coupable à 100%. Je ne veux pas dire non plus par là qu'il ne faille pas rechercher la vérité (au contraire, parce que là, on a guillotiné un gamin de 22 ans). C'est pour cela que je suis partisane de refaire le procès. Et d'étudier les sources en les confrontant, ce que je me propose de faire, dès que j'en aurai le temps (ça je sais faire
). Je pense retrouver, par exemple, les différentes variations du témoignage des Aubert, pour les mettre sous forme de tableau, avec les dates exactes et si possible le timing. Rien que ça, ça prend pas mal de temps, surtout s'il faut que j'aille consulter l'ensemble de la presse régionale aux archives, et de la presse nationale à la BNF.
Ce serait bien, d'ailleurs, de faire un "sourcebook", comme il en existe, par exemple, pour l'affaire des sorcières de Salem ou pour celle de Jack l'éventreur, ou plein d'autres (les Anglo-Saxons et les Américains font cela régulièrement). Cela permettrait aux historiens, et au grand public, de se pencher sur la question à leurs moments perdus.
Encore d'une manière générale, (même en tenant compte des zones d'ombre de l'affaire), il me semble qu'il faut faire beaucoup plus de contorsions pour défendre la thèse de l'innocence que pour défendre celle de la culpabilité. Il faut imaginer un complice, (que Ch. Ranucci n'a jamais nommé, rien que ça, c'est très difficile à croire) ou imaginer des coïncidences terribles (sa route qui croise exactement celle d'un assassin), imaginer aussi qu'un assassin se donne un mal fou pour faire accuser Ranucci (au risque de se faire prendre), alors que dans 95% des cas, les assassins, ils n'ont qu'un truc en tête, se sauver le plus loin possible le plus vite possible.
Encore d'une manière générale … On accuse beaucoup les Aubert, Vincent Martinez et Claude Bonafous, les policiers, les gendarmes, Rosano (encore que lui …), et d'autres, de mentir sciemment. Oui, bon … moi il me semble que celui qui ment le plus, et de loin, dans cette affaire, c'est Christian Ranucci. Et ça, c'est embêtant.
Encore de manière générale … J'ai tendance, naïvement
, à croire
a priori en la Justice et en la police. Je ne dis pas que des excès, des erreurs, des trafics quelconques n'existent jamais, je dis que je pense (jusqu'à ce qu'on me démontre clairement le contraire) que la Justice tente de faire son travail le mieux possible et avec conscience, que la police tente de faire son travail le mieux possible et avec conscience.
La Justice et la police complotant pour faire envoyer un innocent en prison puis à la mort ? Ce n'est pas quelque chose auquel je crois facilement (je ne dis pas que cela n'existe pas, je dis qu'il faut le prouver sans l'ombre d'un doute). L'affaire Dreyfus, cependant, montre que cela peut exister. Mais c'est rare, et pour Dreyfus, le contexte historique (revanche à prendre sur la Prusse, montée des nationalismes, espionnage et secrets d'états) est à prendre en compte. Je ne crois pas que le meurtre de Marie-Dolores entre dans le cadre des secrets d'Etats. Ou alors, il est drôlement bien caché, le secret.
Je me méfie donc spontanément quand on cherche à expliquer une zone d'ombre par un complot. La plupart du temps, c'est faux. C'est juste un argument pour trouver une explication à quelque chose auquel on ne trouve pas de sens. En 1348 (pardon de vous bassiner avec l'histoire !
) quand les gens vous expliquent que la peste noire est due à un sombre complot des juifs et des lépreux qui ont empoisonné les puits des chrétiens, vous savez quoi ? Eh ben c'est pas vrai.
En 2001 quand on vous explique que le 11 septembre est un sombre complot des juifs (tiens, encore eux ?) et de la CIA (dans le rôle du lépreux, donc
)… eh ben, non plus.
Et quand le
Da Vinci code vous explique l'histoire par un sombre complot de l'Eglise pour taire ceci et faire croire cela, eh ben … non. Heureusement, ça c'est un roman. Sauf que des millions de gens sont sûr à présent que le Da Vinci code a dit la vérité (la vraie, la seule, celle qu'on nous cache !). Et que Dan Brown est un grand historien. Oui, bon, ben même lorsqu'il ne s'agit que de nommer un roi mérovingien, il se plante de roi (et pourtant c'était pas dur à vérifier).
Donc, dès que je lis le mot
complot ou
machination pour expliquer un truc, j'ai une certaine méfiance. Là encore, la théorie du complot c'est un mécanisme. Je ne dis pas que les complots n'ont jamais existé, je dis qu'on ne peut utiliser cette explication que lorsque toutes les autres — bien plus simples en général — ont été épuisées (un peu ce que saint Augustin disait de la guerre juste : une guerre ne peut être considérée comme juste que lorsque toutes les tentatives de régler le problème pacifiquement auront été épuisées). Mais je m'égare, sorry !
Encore une fois, Anne, je réponds ici de manière très générale. Mais je vous répondrai plus spécifiquement une autre fois, promis.