COPIER-COLLER
Le sc?nario était presque parfait
Affaires Villemin sur France 3 ou Mesrine sur TF1 : les téléfilms s?attaquent ? des faits divers r?cents avec un souci de r?alisme. Au risque de r?veiller des plaies encore vives.
Christine et Jean-Marie Villemin n?ont plus accord? une seule interview après leur passage ? La marche du si?cle le 27 avril 1994. Depuis, ils vivent, avec leurs trois enfants, dans l?anonymat le plus complet. Un silence venu clore la d?cennie de tornade m?diatique qui les a poursuivis après l?assassinat de leur fils, Grégory, 4 ans, en 1984. Douze années de silence s?ach?vent (1). Leur histoire douloureuse sera bient?t ? l??cran : L?Affaire Villemin, feuilleton en six épisodes, sera diffusé sur France 3 cet automne. Ce film est embl?matique d'une nouvelle génération de fictions françaises tir?es de faits divers r?els.
Alors que les grandes affaires criminelles inspirent depuis longtemps la télévision (Seznec, Dominici, Landru), les sc?naristes s?attaquent d?sormais ? des affaires r?centes, dont les protagonistes sont toujours vivants. Un tueur en sûrie est passé par l?. Le 10 mars 2005, plus de dix millions de téléspectateurs ont plong?, sur TF1, Dans la tête du tueur, de Claude-Michel Rome, pour suivre la route sanglante de Francis Heaulme, ou plutôt de son double incarn? par Thierry Fr?mont, saisissant de mim?tisme. Pour la premi?re fois, une fiction opte pour une approche ultra-r?aliste, frôle la reconstitution documentaire en retra?ant les m?andres de l?enquête menée par le gendarme Jean-François Abgrall pour comprendre la psychologie d'un homme coupable de plusieurs crimes. La preuve est faite qu?un téléfilm peut s?emparer, dans sa complexit?, d'un sujet fort et d?rangeant. Et proposer, sans être racoleur, une synthèse susceptible de faire date dans la m?moire collective.
Forte de ce succ?s, TF1 a lanc? deux projets importants : Une mère (titre provisoire), consacré ? l?affaire Ranucci (ex?cut? en 1976), et La Chasse ? l?homme, sur la dernière cavale de Jacques Mesrine (mort en 1979). Ce nouveau champ d?exploration intéresse aussi ses concurrents. France 2 a r?cemment diffusé, avec un succ?s mitig?, une fiction sur l?affaire Chanal, dite ? des disparus de Mourmelon ?, suivie d'un débat. Mais, ? ce jour, L?Affaire Villemin reste évidemment le film le plus attendu.
Des dizaines de journalistes ont suivi les multiples rebondissements de ? l?affaire Grégory ?. Parmi eux, Laurence Lacour, ? l?époque correspondante d?Europe 1. Choqu?e par la chasse m?diatique ? laquelle elle participe, elle consacre sept années de sa vie ? ?crire un livre de référence, Le B?cher des innocents (Plon, 1993). C?est dans la presse qu'elle d?couvre, il y a trois ans, que TF1 pr?parerait un téléfilm sur l?affaire. Elle se demande ? ce qui va encore tomber sur la tête des Villemin ! ? et, devenue une proche du couple, lance l?idée d'un contre-projet inspir? de son livre. Laurence Lacour s?adresse alors ? Raoul Peck, cin?aste engag? (Lumumba) dont elle apprécie les films et qu'elle conna?t depuis longtemps : ? D?origine ha?tienne, r?sidant ? l?étranger, il n?avait pas cette histoire de l?int?rieur : il pouvait donc avoir de la distance. ? Raoul Peck est r?ticent. ? Pour moi, au départ c?était juste un fait divers, explique-t-il aujourd?hui. Je ne voyais pas vraiment ce que je pourrais en faire. Pour tous mes films, j?ai besoin qu?un élément me touche de façon très personnelle pour que j?y consacre plusieurs années de ma vie. Comme cin?aste, je me suis toujours confront? ? la réalité politique et sociale, pour essayer de comprendre les choses. Sur l?affaire Grégory, il est essentiel d?avoir un regard critique sur les rat?s de la justice et de l?enquête, l?emballement de la presse. Je veux montrer comment l?individu peut se retrouver broy? par une machine qui se met en place sans que personne se sente responsable. ?
Raoul Peck contacte le producteur J?r?me Minet (Studio international). Deux cha?nes, Arte et France 3 (TF1 a renonc?), se lancent dans l?aventure, non sans discussions, parce que le projet ? ambitieux dans son format ? repose sur un sujet toujours sensible? ? Dans ce dossier, ce qui est incroyable, c'est que tout le monde a été somm? de prendre position. Cette polarisation a rendu impossible tout discours rationnel, et c'est là le pi?ge, encore aujourd?hui ?, reconna?t Raoul Peck.
Reste ? convaincre Jean-Marie et Christine Villemin. ? A l?annonce du projet, ils étaient catastroph?s, se souvient Laurence Lacour. Pour ce couple, qui a reconstruit sa vie dans l?anonymat le plus complet, c?était effrayant. ? Mais l?idée que la fiction serait inspir?e du livre de la journaliste leur redonne confiance. Les Villemin c?dent eux aussi les droits de leur r?cit intitul? Le 16 octobre (Plon, 1994). Leur espoir : que cette fiction permette de r?affirmer l?innocence de Christine Villemin, un temps soup?onn?e d?infanticide, et qui a bénéficié d'un arr?t de non-lieu pour ? absence totale de charges ?, le 3 février 1993. Me Thierry Moser, qui d?fend le couple depuis le d?but, veut croire qu?ils y gagneront une r?habilitation publique d?finitive. ? La décision proprement judiciaire de 1993 a été insuffisante ?, estime-t-il.
Le sc?nario, écrit par Pascal Bonitzer et Raoul Peck, s?appuie sur les deux livres mais aussi sur les pi?ces du dossier judiciaire pour d?crire comment les m?dias sont arrivés ? cette d?rive autour de l?affaire criminelle. Pour entrer dans la complexit? de l?histoire, Raoul Peck a, comme dans la plupart de ses films, privil?gi? une double lecture : ? Nous sommes partis du jour de la mort de Grégory. Puis on a racont? toute l?affaire en la superposant ? une trame parall?le, qui est le procès de Jean-Marie Villemin [fin 1993, pour l?assassinat de Bernard Laroche, le 29 mars 1985, NDLR]. Lors des audiences, la plupart des acteurs de cette affaire ont témoign? : cela a été pour eux l?unique occasion d?exprimer leur vérité personnelle et, pour certains, de faire leur autocritique. Cette structure permet de superposer le passé et le présent, de les mettre en contradiction et, au téléspectateur, de se faire son propre jugement. ?
Ici pas question de se laisser aller ? l?invention romanesque ou de laisser libre cours ? la vision personnelle d'un auteur qui, comme au cin?ma ou en litt?rature, restituerait le fait r?el ? la lumière de son imaginaire. Parmi la centaine de personnages présents dans le feuilleton, aucun n?a été invent?. Et nombre de dialogues sont extraits des procès-verbaux. ? Je mesure l?impact des images, affirme Raoul Peck. Bien sûr, il y a une dose d?interprétation ? je fais un film et non une thèse ?, mais je pense qu?on est all?s aussi loin que possible dans la fidélit? au de chacun. ? Un souci d?authenticit? que traduit également le casting : pas de visages trop connus, encore moins de stars. Armelle Deutsch incarne Christine Villemin, Francis Renaud joue Jean-Marie Villemin. La journaliste Laurence Lacour est interprét?e par Constance Doll? : seuls ces trois protagonistes portent leur véritable nom. Tous les autres (le juge Lambert, les journalistes, le président Simon?) ont des pseudonymes. Une pr?caution louable, qui ne saurait dissiper les craintes de certains. En particulier de Marie-Ange Laroche, veuve de Bernard Laroche, et de Muriel Bolle ? l?adolescente qui avait accusé son beau-frère, avant de se r?tracter. Chacune a d?couvert le projet dans le journal. Ni la production ni la cha?ne ne les avaient averties. Simple geste de d?licatesse, qui aurait peut-être adouci la nouvelle? Me Paul Prompt, avocat des Laroche au moment des faits, d?nonce une d?rive de justice-spectacle : ? C?est une op?ration fiction que l?on veut imposer comme la vérité auprès du public. ? Muriel Bolle, qui ?l?ve aujourd?hui sept enfants, a intenté une action en justice contre la production, ? la suite de la publication par Paris-Match, en septembre 2005, de photos du tournage. Elle a été d?bout?e. Mais Vincent Nior?, son avocat, rappelle que ? l?Etat français a été condamné ? deux reprises pour dysfonctionnement de la justice, la jeune fille ayant été ?expos?e durablement aux vicissitudes d'une instruction d?ficiente et m?diatis?e? ?. L?avocat attend maintenant la diffusion de l??uvre : ? Si celle-ci porte atteinte ? sa dignit? et ? sa consid?ration, Muriel Bolle retrouvera son droit d?agir. ? Autrement dit d?attaquer.
Acteur essentiel dès le début de l?enquête, le colonel de gendarmerie Etienne Sesmat s?appr?te, lui aussi, ? publier son analyse (Les Deux Affaires Grégory, en septembre chez Belfond). Il s?interroge sur la fiction de France 3 : ? Je connais les forces mais aussi les faiblesses du livre de Laurence Lacour, notamment sur la premi?re phase du travail de la gendarmerie, qui n'est pas assez bien expliqu?. J?ai peur que les clich?s (inexp?rience, d?sorganisation, destruction de preuves?) soient de nouveau mis en avant. Ma premi?re r?action, c'est de dire ?danger?. Un tel téléfilm ne devrait voir le jour que lorsque les faits sont déjà fortement établis d'un point de vue historique. ?
Tout contribue donc ? faire de L?Affaire Villemin une fiction sous haute tension. Le tournage d?roul?, par prudence, en Franche-Comt? et en Ile-de-France, et non sur les lieux du crime. Rarement le plateau d'un téléfilm aura été si protégé de la curiosit? des m?dias et des badauds. C?est qu?en bousculant les codes traditionnels de la fiction ? ? la française ?, en s?ancrant davantage dans la r?alit?, la télévision a choisi de manipuler une mati?re explosive? D?autres adaptations de faits divers sont déjà annonc?s (Emile Louis, Florence Rey, Outreau?). L?enjeu r?side, bien sûr, dans la capacit? de ces films ? porter au-del? du r?cit des drames humains un regard ?clairant et lucide sur notre soci?t?.
Isabelle Poitte et Emmanuelle Skyvington
http://television.telerama.fr/edito.asp ... 6051130310