Josacine empoisonnée - Jean-Marc Deperrois, le coupable qui veut être innocenté
Jean-Marc Deperrois n’a pas été condamné sans preuves ainsi que l’affirme, depuis le verdict du 25 mai 1997, son comité de soutien.
La lecture approfondie du dossier, des rapports d’expertises et des conclusions de la Commission de révision des condamnations pénales, saisie d’une première requête en 2001 puis d’une seconde en 2005, pourrait suffire à apaiser les esprits s’ils se montraient réellement curieux. Depuis le procès Deperrois, de nombreux éléments ont été réexaminés, explorés, disséqués, des portes ont été rouvertes et refermées. Les résultats de ces investigations ne laissent plus de place au doute. La seule piste qui aurait pu être envisagée – celle d’une complicité – n’a pas été suivie, car Jean-Marc Deperrois, en toute logique, ne l’a pas souhaité : orienter les soupçons vers un(e) autre l’aurait obligé à admettre sa part de responsabilité. Or il a toujours nié être mêlé, de près ou de loin, à la mort d’Emilie Tanay. Les enquêteurs et les scientifiques ont cependant démontré l’existence de charges à son encontre. Et les magistrats de la Cour de cassation n’ont pas estimé devoir retenir, comme matière à révision, les éléments prétendument nouveaux qui lui ont été soumis.
« Des impuretés caractéristiques »
Parmi les charges retenues contre M. Deperrois, il y a notamment l’analyse du cyanure mêlé à la Josacine. Il présente des impuretés caractéristiques, similaires à celles relevées dans les lots que la société Prolabo vendait au printemps 1994. A l’entreprise, Jean-Marc Deperrois a acheté un kilogramme de cyanure de sodium le 6 mai 1994, par l’intermédiaire d’Alain B., relation professionnelle. Après l’avoir niée, il a reconnu l’acquisition, expliquant que le produit devait servir à effectuer des essais de traitement de métaux. Le 16 ou le 17 juin, la peur d’être impliqué dans l’affaire de la Josacine empoisonnée lui a fait jeter le tout dans la Seine, y compris la ferraille testée et sa documentation sur le cyanure. Problème : à l’une ou l’autre de ces deux dates, rien ne le relie à Emilie et la justice n’a pas encore révélé que l’enfant est morte après absorption de cyanure. Que craignait-il pour agir ainsi, sinon une mise en cause directe, suivie d’une analyse de son produit et d’une comparaison avec le poison versé dans l’antibiotique ? Et pourquoi, le 19 juin, prie-t-il Alain B. « de ne pas parler de sa commande de cyanure » ? Autre charge : son passage chez les Tocqueville en leur absence l’après-midi du 29 mai. Les voisins aperçoivent M. Deperrois quitter la maison et verrouiller une porte-fenêtre. Intrigués, ils remarquent ses mains gantées. La perquisition chez les Deperrois permet la saisie de gants correspondant à la description et de clés des Tocqueville. Poursuivis pour faux témoignage jusqu’en 2001, les voisins ont gagné leur procès.
La contre-attaque
Le mobile – se débarrasser du rival – ne tient pas la route selon la défense, qui va réduire la passion amoureuse à une vulgaire incartade. Jean-Michel Tocqueville, alors prêt à tout pour garder sa femme auprès de lui, volera même au secours du suspect, qui n’a depuis cessé de se battre, aidé par l’un des plus gros comités de soutien jamais constitués. Son pourvoi en cassation est rejeté en octobre 1998. Fin 2001, la Commission de révision est saisie. M. Deperrois produit le rapport d’un docteur en sciences qu’il a sollicité. Robert Rosset conteste les résultats des trois experts judiciaires. « Si le cyanure de sodium peut provenir des lots numéros B062 et A349 de Prolabo, il est beaucoup plus certainement d’une autre origine, évidemment inconnue », écrit-il. Le Pr Jacques Storck, titulaire d’une chaire de chimie appliquée aux expertises et exerçant au Val-de-Grâce, contredit point par point les travaux de Robert Rosset. La commission écarte le deuxième élément « nouveau », des écoutes téléphoniques qui rapportent une conversation entre Denis L. et Jean-Michel Tocqueville parlant de cyanure : la transcription des écoutes figurait au dossier et n’avait jamais donné matière à débat. En clair, un pétard mouillé. Le 16 décembre 2002, la Commission de révision déclare irrecevables les deux requêtes de Jean-Marc Deperrois. Il l’a de nouveau saisie en septembre 2005.
Gruchet-le-Valasse, samedi 11 juin 1994…
C’est un beau jour, entre fin de printemps et début d’été. C’est le samedi 11 juin 1994. Dans un village de Haute-Normandie, une fillette s’impatiente, pressée de participer à la fête médiévale de Gruchet-le-Valasse. Emilie Tanay sera

. Elle a 9 ans. Pour la première fois de sa vie, Emilie va dormir chez les parents d’un camarade d’école, Jérôme Tocqueville. Dans son sac, elle emporte le sirop de Josacine 500 qui soigne sa rhino-pharyngite. Elle embrasse son papa, c’est sa maman qui la dépose chez son ami. La petite fille est heureuse. En tout début de soirée, chez les Tocqueville, Emilie boit sa cuillère de Josacine. « Berk, ce n’est pas bon ! » remarque-t-elle. Le goût âpre la conduit jusqu’à l’évier de la cuisine, l’eau du robinet chasse la mauvaise odeur. Soudain, voilà l’enfant qui s’effondre, qui souffre, qui gémit, et la vie qui semble quitter ce corps fluet, la panique qui s’empare des Tocqueville. Le Samu la transporte aux urgences pédiatriques. Rupture d’anévrisme ? Virus méconnu, foudroyant ? Le scanner ne révèle rien. En soirée, à l’hôpital du Havre, l’existence de Corinne et Denis Tanay bascule dans le néant : leur Emilie, prénom choisi après lecture de l’ouvrage éponyme d’Elisabeth Badinter, enfant chérie née le mardi 19 février 1985 à 1 h 40, la petite fille qui voulait être danseuse meurt sans avoir repris connaissance. Lundi 13, des examens sanguins et un prélèvement gastrique sont effectués. Mardi 14, une deuxième autopsie révèle un empoisonnement au cyanure. La justice garde cette information secrète. Jeudi 16, Emilie est inhumée. En soirée, le laboratoire qui commercialise la Josacine la retire du marché. Il évoque un décès suspect, sans révéler l’identité de la victime. Vendredi 17, les parents d’Emilie sont placés en garde à vue.
4,9 grammes de cyanure
Tandis que le couple Tanay est retenu à la gendarmerie, pressé de questions plus ignobles les unes que les autres qui auront pour seul mérite de les disculper, des reporters s’introduisent chez eux et volent des photos. Sans le mesurer, ils vivent là le début de l’enfer. Un enquêteur leur assène la vérité : dans la Josacine de la petite, il y avait 4,9 grammes de cyanure. Jean-Michel et Sylvie Tocqueville, qui hébergeaient Emilie, sont aussi entendus. Ils prononcent pour la première fois le nom de Jean-Marc Deperrois. PDG d’une société d’imagerie industrielle, élu au conseil municipal de Gruchet, il a 43 ans. L’enquête établit qu’il entretient une liaison extraconjugale avec Sylvie Tocqueville. Cette relation n’intéresse pas les gendarmes. Mais une écoute téléphonique du 22 juin va les intriguer. Un certain Alain s’inquiète pour Deperrois : n’a-t-il pas été ennuyé à cause du « produit » acheté à son laboratoire ? Identifié, Alain explique lui avoir vendu, le 6 mai, un kilo de cyanure. Le 26 juillet 1994, Deperrois est arrêté. Dans un premier temps, il nie l’achat, finalement l’admet : c’était pour son travail mais, pris de panique à l’idée d’être relié au crime, il a jeté le cyanure dans la Seine. Il est mis en examen et écroué le 27 juillet 1994. Il se dit innocent.
Le poison destiné au rival
L’instruction établira que Jean-Marc Deperrois, très épris de sa maîtresse, avait l’intention de refaire sa vie avec elle. Il fallait éliminer l’époux souffreteux qui se cramponnait à son foyer. Samedi 11 juin, dans la matinée, Sylvie Tocqueville lui apprend que son mari Jean-Michel a eu un malaise : le médecin a prescrit un antibiotique et un anxiolytique. Bien après les faits, le praticien indiquera que le patient présentait les symptômes d’un empoisonnement au cyanure mais qu’il lui était alors impossible d’y songer. Le 29 mai, Deperrois s’était introduit chez les Tocqueville, en leur absence : avait-il déjà tenté de se débarrasser du rival ? Ce 11 juin donc, les Tocqueville partis à la fête, il entre chez eux et empoisonne la Josacine 500 que prend Jean-Michel. Ignorant la présence d’Emilie qui a apporté son propre remède, le même, il se trompe de flacon. L’horreur absolue. Tandis que la défense du suspect s’organise, Sylvie Tocqueville distille un autre poison : et si c’était la maman, coupable d’un stupide accident domestique ? Le visage désolé de Mme Tocqueville fait les choux gras des médias, à qui elle a cédé des photos d’Emilie, empruntées ici et là, ainsi qu’en témoignera une voisine. Une partie de l’opinion se met à soupçonner Corinne Tanay. Quatorze ans après la tragédie, il en est encore qui soutiennent cette thèse, comme dans l’affaire Villemin. Le 25 mai 1997, la cour d’assises de Seine-Maritime condamne Jean-Marc Deperrois à vingt ans de réclusion criminelle, à l’issue d’un procès qui a duré dix-sept jours. Le verdict scandalise les âmes charitables du pays de Caux. De victimes, les Tanay accèdent au statut de responsables d’une erreur judiciaire. Ils fuient leur maison et la haine pour se reconstruire avec leur fils nouveau-né. A ce jour, ils n’ont pas recouvré la paix qu’ils méritent.
Source : France Soir 18 décembre 2008