Voici comment décrivait PC Innocenzi, du Provençal, l'un des premiers interrogatoires du suspect dans l'affaire Cartland, qui a précédé celle de Christian Ranucci à Marseille et dont l'échec, pour la sûreté urbaine phocéenne, a selon certains été à l'origine du "zèle" des policiers à boucler rapidement la dernière.
La personnalité de Cartland et surtout sa situation n'est évidemment pas celle de Christian Ranucci, mais la description de cet interrogatoire en dit long sur les "motivations", légitimes peut-être, des enquêteurs à obtenir des aveux.
Citation :
-On va reprendre, point par point, les déclarations d'hier, décide le commissaire Gonzalvez. On va faire observer au témoin toutes les incohérences, toutes les invraisemblances de son récit.
- D'accord! Mais il sera difficile, objecte le commissaire Krikorian, d'opérer en présence des consuls.
En effet, de quels termes diplomatiques devront user les policiers pour formuler leur opinion à Jeremy devant les représentants de son pays? Un local de police n'est pas une ambassade. On y parle clair et net.
Les diplomates seraient d'ailleurs beaucoup plus gênés que les enquêteurs. Ils risqueraient de se trouver en position fausse, partagés entre le devoir de défendre les intérêts de leur compatriote et celui de ne pas s'immiscer dans la marche des affaires judiciaires d'un pays qui n'est pas le leur. Informé de ces difficultés, le parquet général dAix-en-Provence décide de retirer aux diplomates la faculté qui leur avait été consentie, la veille, d'assister à l'interrogatoire. Avisé, dès son arrivée, de cet décision de la magistrature, le vice-consul acquiesce sans mot dire.
Nous avons eu l'impression, dira plus tard un policier, que le consul a respiré d'aise à l'annonce de cette décision.
Il est cependant décidé que Sir Benham pourra rester durant toute la durée de l'interrogatoire dans un bureau voisin où l'on fera éventuellement appel à lui, en cas de nécessité.
Les enquêteurs se sont libérés d'un lourd handicap. Certains voudraient même aller plus loin.
- Ne pensez-vous pas, chef, que nous pourrions également nous passer des services de Mme Diamantidis, l'interprète ? A Marseille, un collègue parle un anglais parfait. Nous resterions ainsi entre nous.
- Pas question, répond le commissaire Gonzalvez. Gardons-nous-en bien. Mme Diamantidis constitue pour nous une précieuse caution. Elle garantit, par sa présence, le caractère irréprochable de l'audition qui sera prise. Ne commettons aucun impair....
... Les enquêteurs sont à pied d'oeuvre. On a installé une machine à écrire dans le plus grand des bureaux de l'étage. Un imprimé de procès-verbal est déjà engagé sur le chariot. On attend le top et en particulier l'arrivée du contrôleur général qui entend diriger lui-même les débats.
Dans les couloirs, tel un boxeur que ses managers soutiennent dans le coin du ring avant la reprise du round, Jeremy se réconforte auprès de sa soeur et du vice-consul.
Près d'eux, une dizaine de policiers de la section criminelle et des gendarmes attendent....
L'interrogatoire commence à 17 heures. M. Lagugné-Labarthet s'est installé à la place d'honneur, au bout de la grande table. Il présidera les débats. Jeremy Cartland s'est assis en vis-à-vis. Le commissaire Gonzalvez occupe la chaise voisine, près du jeune Anglais, comme pour mieux s'imprégner de son contact. Mme Diamantidis, le commissaire Krikorian, le commandant Cario, l'adjudant Salendre, les inspecteurs Ettori et Gal prennent place à leur tour. C'est un des policiers de la section criminelle, l'inspecteur Georges Roustan, qui officie au clavier de là machine.
Pour la troisième fois, Jeremy répète son histoire. Les policiers écoutent, attentifs. L'interprète n'a pratiquement pas à intervenir.
On prend des notes. On coupe le narrateur pour lui demander des explications complémentaires. Le commissaire Gonzalvez n'arrête pas de poser des questions. jeremy sent confusément que ce policier représente un danger pour lui. Ses questions, amenées de loin sont en effet consécutives, complémentaires et débouchent sur des' impasses où le témoin ne peut plus répondre que par oui ou par non. Presque à chaque fois, Jeremy réussit à éviter ces pièges. Un véritable duel s'est instauré entre le commissaire et lui. En même temps qu'il continue d'exposer le déroulement de son voyage et les circonstances de l'agression, les questions insidieuses se multiplient.
Jeremy se prend à haïr ce policier qui, littéralement penché sur lui, semble l'écraser de toute sa masse. Sourcil gauche dubitativement levé, commissures des lèvres ébauchant un sourire glacé, le commissaire ne lâche pas son interlocuteur des yeux, tandis que son regard est traversé par une série de nuances : éclair de sympathie presque amicale lorsque les premières questions fusent, anodines et banales; lueur noire et froide lorsqu'il pique sa question-piège, telle une banderille; ironie quand la dialectique de son partenaire est prise en défaut.
Ce policier le fait irrésistiblement penser à l'acteur de cinéma américain Jack Palance, spécialiste des rôles de mauvais génies. Jeremy retrouve le même visage triangulaire, les mêmes yeux sombres et cette même attentive immobilité du cobra qu'on sait prêt, à tout instant, à une détente aussi subite que foudroyante.
- Oui, confiera-t-il plus tard à la presse anglaise c'était Jack Palance... En plus affreux encore!
Il est 22 heures. La fumée des cigarettes a épaissi l'atmosphère du bureau. La répétition continuelle des questions et des réponses a mis les gorges en feu. Les chaises sont devenues poisseuses. La chaleur ambiante a jeté comme un manteau de plomb.
Le contrôleur général Lagugné-Labarthet commande une tournée de rafraîchissements. Jeremy, pour sa part, demande un jus d'orange.
C'est la pause. L'Anglais et Jack Palance, côte à côte, tels deux athlètes après l'effort, boivent à petites lampées, comme si rien ne s'était passé. Comme si rien n'avait été dit.
Aucune des onze anomalies constatées par les policiers n'a encore été évoquée. Autant dire qu'on est loin d'être entré dans le vif du sujet. L'interrogatoire reprend. Il va être beaucoup plus serré. Questions et réponses jaillissent et se croisent comme des épées.
- Pourquoi avez-vous choisi de camper à cet endroit ?
- Parce que mon père s'est trouvé subitement fatigué.
- Quelle importance puisque c'est vous qui conduisiez. Il ne vous restait d'ailleurs que quelques dizaines de kilomètres à accomplir pour toucher au but.
-Peut-être, mais c'est comme cela.
-Pourquoi avez-vous dételé votre caravane ? Ce n'était absolument pas nécessaire.
- J'ai pensé que c'était mieux ainsi.
- Comment expliquez-vous les anomalies constatées dans le domaine du verrouillage des portes ?
- Je ne me l'explique pas. Je n'ai d'ailleurs pas à me l'expliquer.
- Et l'anomalie dans l'allumage du plafonnier ?
- Je ne me l'explique pas non plus. Peut-être les rôdeurs ont-ils manipulé quelque chose.
- Que pensez-vous de cette dissémination systématique des armes et objets après le crime ?
- Je n'en pense rien. Les voleurs, eux, savent pourquoi.
- Et la dissimulation volontaire de la hache ?
- Je ne me l'explique pas non plus.
La hache vient de surgir. Comme par enchantement. Elle est maintenant sur la table, ostensiblement posée devant Jeremy Cartland. Il reste imperturbable, les traits immobiles comme ceux d'un professionnel de poker.
On lui tend l'arme. Il s'en saisit. Son masque de pie ne bouge pas d'une ligne. Jeremy est maintenant blanc craie. Un déclic, quelque chose s'est produit. Le chef la Criminelle a flairé cet « événement intérieur ». Il pose sur le poignet du jeune homme une main amicale, presque fraternelle.
Jeremy n'en croit pas ses yeux. Aurait-il mal jugé le policier ?
- Cent vingt, annonce alors le commissaire d'une voix doucereuse.
Un petit sifflement de surprise et d'admiration monte quelque part dans l'assistance. « Le malin vient de prendre le pouls » se dit l'inspecteur Ettori. « Quel salaud », fulmine intérieurement Jeremy.
Il se sent subitement tout nu. Une vague de panique le submerge. Une sueur glacée perle sur son front. Sa gorge se serre. Sa pomme dAdam monte et descend comme un ascenseur fou dans sa cage. Les muscles de sa mâchoire se crispent. Ses mains sont moites. Tout le monde se tait. A la machine, le policier-dactylo est resté figé, mains immobiles au-dessus du clavier. Le silence est compact.
On n'entend plus, ouaté par la distance et par le filtrage des vitres, que le bourdonnement confus de l'essaim des journalistes toujours installés devant les grilles. De la pièce voisine, les tonalités métalliques et nasillardes du P.C. Radio, lointaines et incongrues, semblent venir d'une autre planète.
Les policiers sentent, comme dans leur propre chair, le malaise de l'homme. Le contrôleur général fixe le jeune Anglais, le regard bleu et froid comme une lame. L'inspecteur « Blouson » s'est avancé, dogue grondant et agressif. Gendarmes et policiers s'approchent. Le cercle se referme bientôt sur Jeremy.
Dans son coin, Jack PaIance contemple cette scène d'un air amusé.
- Ne vous troublez pas, monsieur Cartland, ronronne-t-il d'une voix suave et crispante à la fois, ne vous troublez pas. Reprenez vos esprits et dites-nous toute la vérité.
- Il était fou de haine et de peur, me confia plus tard un inspecteur. On sentait son être vaciller et craquer comme une méchante coquille de noix. J'ai cru qu'il allait sombrer.
Assis à sa table, épaules basses, tête baissée, regard fuyant, Jeremy perd manifestement pied. Il balbutie:
- Je ne sais pas. Je ne sais plus.
- Il faut faire un interrogatoire comme on fait l'amour, m'a expliqué un jour un policier. On sent monter l'aveu comme on sent venir l'orgasme.
- Voyons, calmez-vous monsieur Cartland. Dites ce que vous savez...
Les secondes du silence qui suit semblent aussi longues que des minutes...
- Je voudrais revenir sur une interprétation plus exacte d'un mot employé tout à l'heure par le témoin.
L'interprète vient d'intervenir. Faute d'expérience policière, elle n'a réalisé ni l'émoi du jeune Anglais ni l'enjeu de la partie.
Le piège s'est desserré. Jeremy s'est ressaisi. D'une main qui ne tremble plus, il prend son verre, le porte à ses lèvres et en finit le contenu. D'autres questions lui sont posées. Mais il ne bronche plus.
- Je ne sais rien. J'étais évanoui. Je ne sais ce qui a pu se passer. Un point c'est tout.
Il est 23 h 45. Les policiers décident de reporter au lendemain la suite de l'interrogatoire. Mettre Jeremy en garde à vue ? Ils n'y pensent pas un seul instant. A quoi bon ? Il faut ménager le temps aussi mesuré que précieux de cette garde à vue qu'il convient, pour l'instant, de garder en réserve. Un peu comme une botte secrète.
- On en reparlera après les résultats des premières analvses, dit le contrôleur général Lagugné-Labarthet. Il sera toujours temps de prendre une mesure contraignante plus précise.
Jeremy peut donc repartir. Il est libre. Pour le moment du moins...